Que disent les morts ma foi ? C’est la première question « philosophique » que l’on se pose, par curiosité, en ouvrant le nouveau roman de Jugurtha Abbou.
Ce jeune quadragénaire, psychologue de formation et cadre dans une entreprise privée de son état, ne cesse de créer et surtout d’émerveiller ses lecteurs par ses nombreuses œuvres. Jonglant entre poésie, essai et roman, Abbou s’avère être un talentueux auteur, doublé d’une avidité sans pareille pour la lecture en tous genres.
Ce dont témoignent, d’ailleurs, ses multiples publications sur les réseaux sociaux. Dans Ce que disent les morts, son nouveau roman publié aux éditions Dalimen, il est surtout question de la pandémie du Covid-19 sur fond d’angoisse existentielle traduite, ou sinon je préfère « verbalisée » en mots. Et quelle horrible parenthèse dans l’histoire humaine de ces dernières décennies que cette période-là, où, dans sa contagion, la pandémie fauche par centaines des vies humaines par jour ?
La thématique est donc, jusque-là, nouvelle, voire originale dans le récit romanesque. Reste à savoir, c’est le pari de la narration est bien réussi. Là, j’avoue, c’est autre chose. Le focus d’Abbou paraît bien choisi, quoique le texte soit, quelquefois, malaisé à lire, au vu de nombreuses coquilles et de la mise en page un peu « macaronique » (pour ne pas dire autre chose) qui l’altèrent.
Ici, l’urgence de publier a pris, me semble-t-il, le pas sur la rigueur éditoriale ! Peu importe, car quiconque suit, dès le début et sur le fond, le récit sent entre ses lignes comme une empreinte du roman Pedro Páramo du mexicain Juan Rulfo. Un aspect très positif à ne pas perdre de vue. Jugurtha Abbou donne la parole aux morts, à ceux de l’au-delà, glacés dans les limbes sépulcraux de l’oubli et le noir des tombes pour revenir ici-bas et raconter leur vécu.
Il y a, à proprement parler, comme une « mémoire collective » qui narre, d’une voix polyphonique, partant du fait que les sept personnages décédés, en tout quatre femmes et trois hommes, sont tous enterrés dans une seule fosse commune, à défaut d’un espace disponible dans le cimetière. Plus qui est, ils n’ont fait connaissance, à ce qu’il paraît, qu’une fois sous terre.
Appartenant à des générations quasiment espacées et à des milieux socio-culturels différents, ils débattant à cœur ouvert et « sans censure » sur des sujets d’actualité. Un débat dans un cimetière ! Tout un symbole « métaphorique », à bien des égards, qui touche à l’intouchable ; qui égratigne les évidences ; qui brise la chape du silence pour dire, peut-être que la vie d’ici-bas cache jusqu’à l’ultime seconde ses propres secrets.
Appelons-les avec Abbou : les secrets du cimetière ! Ce que disent les morts est une sorte de recueil d’autobiographies dont les récits dans leur friction intime, se croisent, s’entrecroisent, et se superposent, pour former, au final, une toile historique de l’Algérie en pleine métamorphose. Les profils présentés par l’auteur sont, en effet, variés et en total contraste les uns des autres. D’abord, Smail, un ancien maquisard de l’ALN, condamné à mort par l’armée coloniale qui pestait contre « le système » et se plaignait, désenchanté, de la gangrène de la corruption. Hayat, (le choix du prénom « la vivante » n’est pas sans doute pour rien), la fille d’un maquisard en sempiternelle révolte contre les ravages de l’école fondamentale. Écorchée vive, cette artiste dans l’âme n’a pour unique passion que la lecture et l’écriture.
Totalement dans l’autre spectre, Zouina, la fille d’un père corrompu, sans scrupules, lâche, vénal, intolérant et hypocrite qui ne lui avait jamais pardonné le fait d’être prise en photo (elle a été giflée par son père parce qu’elle ne portait pas le haïk), dans le brouhaha de la fête de l’indépendance. Et puis, il y aussi Kamel, le propre modèle de « Omar Gatlatou » du film légendaire des années 1980 de Merzak Allouache qui, bien qu’immergé dans une vie d’insouciance, avait pris la décision, sur un coup de tête, de rejoindre le maquis islamiste pendant le décennie noire. A côté, Samia, n’en est que l’image contradictoire.
Femme à la fleur de l’âge, celle-ci voit dans l’idéologie islamiste un véritable danger et pour les jeunes et pour la société toute entière. En revanche, pour Nassim, modèle de fils à papa bichonné et pomponné, le système n’est qu’une vache à lait et c’est à ce titre qu’il en profite pour tirer du bénéfice de la corruption en menant une vie grand train, dans l’opulence, grâce à ses parents proches des cercles du pouvoir. Mais qui, couic, tombe K.O dans la nasse quand les vents ont tourné en défaveur de ses maîtres (peut-être un clin d’œil aux purges su Hirak) !
Enfin, Sihem, le digne prototype de cette « génération Z » : des jeunes pleins d’attentes et d’espoirs, dans un pays qui semble, en rade, immobile, et sans perspective d’avenir. Et c’est là qu’intervient la voix-arbitre de Rezki, le commerçant amateur de l’alcool (peut-être le seul vivant du récit) qui, entre deux bières sifflées en clandestinité, écoute, dans le calme olympien du cimetière et avec l’aval de son gardien dépravé, tout le tumulte des discussions enflammées des victimes de la grande pandémie du XXI e siècle.
Le récit offre, à vrai dire, une version mi-fictive, mi-réelle, dans le sillage de ce que l’on appelle « le réalisme magique », avec des incursions fort intéressantes dans l’histoire contemporaine de l’Algérie. L’auteur y donne libre cours, via ses personnages, à ses propres opinions. Une gageure plus ou moins réussie, mais cela promet pour l’avenir…
Kamal Guerroua
Jugurtha Abbou, Ce que disent les morts, Dalimen, Alger, 2025, 229 pages.