Mercredi 3 avril 2019
Ces malades qui gouvernent l’Algérie
«Lorsque tout va bien, les fous sont dans les asiles, en temps de crise, ils nous gouvernent. » disait Carl Gustav Jung (1875-1961). Voilà bien le problème majeur auquel nous sommes confrontés depuis des lustres.
Chacun peut constater les abus que subit le peuple algérien. Nous sommes tous interpellés par ce que nous interprétons ici comme une violence institutionnelle*. Dans un tel contexte, les analyses des experts montrent non seulement à quel point l’Algérie régresse, mais ils tirent en outre la sonnette d’alarme sur la gestion hasardeuse des affaires publiques. Rappelons ici que l’Algérie occupe la 92e place sur les 140 pays évalués par le Forum économique mondial [1].
Il s’avère tout d’abord que ce pays jeune est gouverné par des vieux égrotants. Visiblement, le monde politique se transforme en gérontocratie. C’est pourtant un paradoxe qui ne trompe personne sur la crise de la transmission entre générations (27 % des diplômés sont des chômeurs selon les statistiques de l’ONS). Il semble bien que certains dirigeants politiques consacrent une grande partie de leur temps à leurs affaires personnelles.
Nombreux sont ceux qui ont réussi à bâtir, et cela dans l’ombre, d’immenses fortunes. « Ils ont les millions, nous sommes des millions », ce slogan scandé par les manifestants Algériens révèle le dessous d’une corruption accablante.
Au pouvoir depuis au moins 20 ans, ces hauts responsables deviennent des amuseurs publics lorsqu’ils nous parlent de choses banales et insignifiantes. Alors que le chômage, l’inflation et la précarité sont en constante augmentation dans un pays « pauvre à milliards » (11,7 % de la population est au chômage : 9,9 % des hommes et 19,4% des femmes) [2]. Ainsi, en ces temps de laisser-aller, « nous votons pour les plus fous, les plus séducteurs, les plus menteurs, les plus enjoliveurs, parce que leurs défauts nous rassurent sur nous-mêmes »[3]. Depuis quelques années, ces hommes politiques font preuve d’un grand entêtement et instaurent un nouvel ordre.
En effet, le virtuel a pallié l’appauvrissement, voire l’absence de parole politique. Bien entendu, cette stratégie de survie dénature de façon délirante le monde politique encadré aujourd’hui par des écrans projecteurs (image, cadre, statue …). Mais l’ossature de cette « gouvernance inquiétante » tourne en boucle à travers nos chaînes de télévision.
La politique dans son ensemble demeure alors fétichiste et compassionnelle. Une telle expérience, que l’on peut qualifier ici de «perte de la réalité», replonge le citoyen algérien dans un monde « étrange». Qui gouverne vraiment en maître absolu ? Qui a la haute main sur tout ? C’est là l’angoissante question.
En cette période « d’absence de répondant », les repères et les cartes sont brouillés. Insidieusement, le travail de symbolisation semble mis en panne. Ce qui empêche l’individu parfois de se projeter dans l’avenir. Il ne faut pas s’étonner si notre jeunesse s’embarque dans le bateau de la mort comme « harraga » ou encore se suicide dans un silence quasi-total.
Par exemple, en 2018, 2402 immigrants clandestins ont été interceptés et 9000 tentatives de suicide ont été enregistrées selon le rapport annuel présenté par la Ligue algérienne de défense des Droits de l’Homme [4].
D’emblée, nous sommes dans une perspective de « personnalisation du pouvoir » et de toute puissance sans fins ni limites. C’est l’effacement des frontières entre l’habituel et l’inhabituel, et entre le pensé et l’impensable. Ceci montre bien que le politique trébuche encore dans la régression. Sinon, comment banaliser un lien humain brutalement rompu : président-peuple ? Par quel mécanisme s’identifier à un homme « unique » et personnifié ? Et comment penser le politique en dehors de son cadre institutionnel ? À plus d’un titre, cette curieuse pratique engage la «République » sur le chemin de la dérive. Il en résulte la transgression du principe démocratique « pour le peuple et par le peuple » en terre algérienne.
Sous la pulsion d’emprise, les hommes politiques se détournent de toute ouverture extérieure et gravitent autour d’un «fauteuil roulant ». Un spectacle devant lequel le citoyen ne peut qu’être perplexe, puisque les horizons possibles sont fermés, paraît-il, sans discussion. Dès que ce dernier exprime son mécontentement, ils crient au «complot» et accusent « la main étrangère » pour culpabiliser et créer le sentiment de loyauté.
Ce qui complique la donne, c’est que certains représentants du peuple sont parfois réduits à une absence. Il faut, tant bien que mal, trouver une place dans ce monde pour bénéficier d’une part du gâteau. Notre société contemporaine, disons-le, est la meilleure école pour fabriquer des imposteurs et des soumis zélés. En dehors du cadre de la rationalité, tout ce qui touche de près ou de loin à la pratique politique devient une « incarnation du faux ».
Au fond, ceux qui dirigent le pays d’une main de fer se déshumanisent et basculent dans l’extrême : « gouverner par les images et souffrir par le politique ». Ce jeu fantasmatique masque autant qu’il dévoile un fonctionnement institutionnel précaire et bizarre. En tout cas, les Algériens en sont témoins…Derrière les images choquantes de M. Abdelaziz Bouteflika suffisamment idéalisé (Fakhamatouhou le président*) se cache un déni de l’échec politique. C’est dire que l’accumulation de scènes à caractère traumatique engendre tout à la fois une saturation morale et une colère : «Que voulez-vous ? Plus d’argent ? Plus d’or et d’agneaux ? Plus d’applaudissements ? […]. Pourquoi tenez-vous tant à emporter notre pays dans votre tombe ? Enterrer vivante notre nation avec vous ? Vous nous empêchez de voter ? Dieu votera. Par la vie et la mort » [5].
Quoi qu’il en soit, la massification de la souffrance populaire est d’autant plus dangereuse que le pays tourne à vide. En ce sens, l’État opère un conditionnement mental par le biais de la manipulation des émotions. Par expérience, les hommes politiques, comme les religieux d’ailleurs, connaissent parfaitement la psychologie du peuple victime de la décennie du sang (1991-2001).
Véritable témoin de la douleur algérienne, cette mémoire traumatique toujours vivante a été activée. Il fallait ouvrir vite les vannes de la peur et remonter le temps de l’horreur : « Hatta la nanssa* ». Tout est programmé ! Pire encore, les intérêts personnels, corruption, favoritisme et conflits entre les différentes institutions – politiques et militaires notamment – prennent le dessus sur la bonne gouvernance. À cela s’ajoute la course quasi-hystérique au pouvoir « qui rend fou ». [3].
Aujourd’hui, il apparaît manifeste que la mobilisation du peuple algérien est d’ores et déjà d’une ampleur historique. Des hommes et des femmes sont plus que jamais unis pour briser la barrière de la peur. Tout se passe dans la rue qui s’insurge contre les urnes. Un nouvel horizon s’ouvre, celui de l’espoir, d’une quête de liberté et surtout d’une reconnexion aux valeurs profondes de l’Algérie qui appartient aux Algériens.
Chérifa Sider
Références et notes
* Ce texte n’est qu’une tentative « d’interprétation » d’une pratique politique extrêmement complexe. Et la dimension psychologique en particulier de la mobilisation citoyenne doit être analysée.
1. Klaus S, World Economic Forum. The Global Competitiveness Report 2018. 2018 p. 1–671.
2. ONS. Données statistiques, activité, emploi et chômage en septembre 2018. Algérie ; 2019 Jan p. 20. Report : n°840.
3. Sutter P de. Ces fous qui nous gouvernent : Comment la psychologie permet de comprendre les hommes politiques. Paris : Éditions Les Arènes ; 2007.
4. LADDH. Rapport annuel sur l’État des droits de l’homme en Algérie en 2018. Algérie ; 2018. Ces chiffres présentés sont une vue d’ensemble et ne reflètent pas la réalité en raison d’absence d’enquêtes.
5. Daoud K. Honte à toi Bouteflika. Algérie Focus. 2014 Feb.
*Fakhamatouhou : « son excellence », titre honorifique qui désigne un chef d’État.
* Hatta La Nanssa : pour ne pas oublier la guerre civile