Lundi 19 juillet 2021
C’est l’Algérie française qui a libéré l’Algérie arabe !!
Faire un bond dans le passé algérien est toujours une affaire périlleuse, même 59 ans après la fin de la guerre de libération. Il y a peu d’archives et l’Histoire officielle est rythmée par le mensonge et le silence, comme racontée par un vieux mytho, bègue et mourant.
Cette Histoire ressemble à un cahier d’écolier que l’on brûle à la fin de l’année, dont il ne subsiste, entre la noirceur et la suie, que quelques mots pour comprendre et trouver l’élève qui a écrit son effort, sa paresse ou son ennui. C’est dire l’impossibilité de redonner vie à des lettres mortes, à des mots orphelins qui se cherchent un daron. Tout baigne cramé et désordonné dans des cendres cannibales. Et sous la torture, même les mots les plus honnêtes finissent par faire les aveux les plus fourbes.
Comment raconter, alors, les ancêtres à la descendance, les enfants de novembre à ceux du Hirak ? Leur dire des vérités qui fâchent sans que cela ne provoque un déni ou un tsunami de haine ?
Des lignes Challe et Maurice sont déployées par le régime dans chaque jeune tête algérienne. Avancer des thèses contraires à la doxa, c’est nécessairement marcher et sauter sur les mines de la traîtrise ou de l’apostasie.
Pourquoi le Hirak est resté dans l’état végétatif d’une contestation et n’a pu s’élever au rang d’une véritable révolution ? Pourquoi, un mouvement populaire aussi important, auquel a adhéré l’ensemble de la population n’a pu accoucher d’un réel projet et d’une alternative crédible ? Beaucoup aiment à comparer la révolte de 2019 à la révolution de 1954. Beaucoup disent que le peuple qui a mené l’une des plus grandes révolutions du 20e siècle et battu le colonialisme pouvait transformer l’élan de février 2019 en une étincelante victoire. Que le peuple qui a enfanté Ferhat Abbas, Krim Belkacem, Abbane Ramdan, Ali Boumenjel, Ahmed Boumenjel, Kadour Sator, Mouloud Mammeri, Mouloud Feraoun, Kateb Yacine, Mohamed Dib, Jean Amrouche, Djamila Bouhired, Maurice Audin, Fernand Iveton, Mohamed Boudiaf, Larbi Benmhidi…pouvait en enfanter d’autres. Le problème est, il faut le dire clairement, que l’Algérie actuelle en est incapable. Pour la simple raison que ces grands intellectuels et révolutionnaires sont des produits français.
Ferhat Abbas était un pharmacien et un parlementaire, les frères Boumenjel et Kaddour Sator, des avocats, Maurice Audin et Abane Ramdane, des mathématiciens…français depuis plusieurs générations. La majorité de l’élite algérienne avait fréquenté les écoles françaises, ont milité dans des partis politiques français ou dans des syndicats (souvent communistes), ont fait leurs classes dans l’armée française ou participé à la guerre 14-18 ou 39-45 au service de la France. C’est au contact de la civilisation occidentale et de ses idées humanistes que des avocats, intellectuels, médecins, hommes politiques ou anciens soldats de l’armée française, ont pu, grâce à leurs formations purement françaises, créer une organisation moderne et efficace, capable de déclencher et de piloter une aussi grande révolution, la faire vivre dans la durée, à l’intérieur et à l’extérieur du pays, et la mener à son terme. Ils ont fait une étude très serrée de l’ennemi et réussi à le battre sur son propre terrain de jeu.
La guerre d’Algérie était, à bien des égards, une véritable guerre civile. À tel point que Ferhat Abbès, qui fut président du GPRA, l’admettait et affirmait lui-même, lors d’une rencontre télévisée en 1970, qu’il « devait tout à la France et que la conscience de son identité lui est venue grâce aux enseignements qu’il a pu recevoir le long de son cursus scolaire et universitaire ». Il n’est pas le seul à l’affirmer puisque Kateb Yacine disait également que la révolution française et les livres qui parlent de justice, qui racontent la révolution française, la commune, la prise de la Bastille et des droits humains « avaient allumé chez lui, après les massacres de Sétif en 1945, les premières flammes nationalistes ». Mohamed Dib, Jean Amrouche, Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri, Abbane Ramdan, et tant d’autres, qui ont milité corps et âme pour l’indépendance de l’Algérie étaient des produits purement français, avec, bien entendu une conscience de leurs différences et du particularisme identitaire algérien qui était le leur.
Mais dire que l’Algérie qui a libéré le pays était française, et le dire en ces termes, est considéré comme blasphématoire, voire une invention de l’immortel, satanique, et tentaculaire « hizb frança« .
Dire que la société algérienne d’avant la guerre de libération était soit française soit fortement imprégnée de la culture française, même pour les plus marginaux, est susceptible de vous envoyer sinon à la potence, du moins au lynchage par les clics : « charcutage » et dépeçage sur les réseaux sociaux.
Comment expliquer aux produits de l’école fondamentale, arabisante et fondamentaliste, les évidences du fondement français de la société algérienne moderne? Comment leur expliquer que leur impuissance – le mal, tout le mal, la tragédie – vient de cet endoctrinement idéologique qu’ils ont subi, et qu’ils aiment à perpétuer. La rupture fut trop brutale et posée comme un faux barrage ou un panneau de sens interdit de la pensée ou de sens unique au récit national. Parti unique, idéologie unique, Dieu, religion, langue, télé, radio, gazouz, jus, et même pantalon et chemise. On a fait de l’Algérie un pays né sous x, et séquestré dans l’orphelinat de l’arabisme, pour faire de ses enfants, des janissaires en turban au service d’un potentiel Califat à venir.
Il existe actuellement deux Algéries qui ne se comprennent pas, ne parlent pas la même langue, et il y a, entre elles, plus d’étanchéité suspicieuse que de porosité filiale.
Il ne peut y avoir de ruissellement d’idées, de développement du savoir-faire. L’une, du moins ce qu’il en reste, instruite, cultivée, moderniste et ouverte sur l’universalisme, mais trop vieille, défaite, chassée et pourchassée par un régime qui la craint et la combat par sa propre engeance. L’autre, forte de sa jeunesse, mais faible de son ignorance, son excessive émotivité et endoctrinement institutionnel des mouvances arabo-islamistes.
La jeunesse algérienne actuelle qui a, il faut l’admettre, mené contre le régime, depuis février 2019, une lutte pacifique supra-gandhienne après avoir tenté le diable d’une révolte violente en 1988 – et accouché, in-fine, d’une monstruosité talibane et poilue – n’a non seulement pas réussi à renverser ce régime, mais perpétue, sans en avoir conscience les réflexes assassins qu’on lui a implantés. Pourquoi ? Parce que cette jeunesse a peur ou est incapable d’aller vers la véritable libération, celle des consciences et de l’esprit. Parce qu’on n’aspire pas à se libérer avec une dose paralysante de prêche du vendredi, et les marais de fidèles en jellaba et les femmes voilées. Parce qu’on ne renverse pas une dictature avec un dégagisme primaire, stratégique et idéologique. Parce que, dans la vie, on ne gagne jamais rien sans se préparer et sans s’organiser autour d’un projet clair.
Cette jeunesse, qui sait, pour la plupart, lire et écrire, savait, plus par instinct de survie que par intelligence collective, que la voie la plus « safe » était de rester pacifique en tout lieu. Cette jeunesse, pas toute, et ce n’est pas sa faute, a été incapable de s’organiser, parce qu’elle est le résultat malheureux d’un modèle qui ne l’a pas outillée pour se documenter au-delà de ce que permettent les interdits mentaux, réfléchir et organiser une lutte collectivement. Pas de profondeur intellectuelle pour s’inspirer ou s’inscrire dans un des nombreux modèles révolutionnaires qui ont fait leurs preuves. Un modèle, une école, un système, qui ont formé des analphabètes ultra-religieux qui ne savent lire qu’une seule langue, d’un seul livre, ne permettant pas l’accès à l’universalisme et au modernisme.
Une génération de « psalmodieurs » coupés de l’élite francophone, dont ils se méfient comme de la teigne, qu’ils considèrent comme un ennemi à abattre. Cette élite vieillissante qui est, quant à elle, incapable de fédérer ou de transmettre un savoir émancipateur, incompris et rejeté par une jeune masse acquise globalement au culte du tapis et du champignon bleu sur le front et nullement aux valeurs démocratiques émancipatrices des minorités et des femmes. Et c’est pour toutes ces raisons, à moins d’un improbable miracle, que cette jeune génération continuera à se poser plus de questions sur la manière de tuer le mouton, que sur la manière d’en finir avec un régime qui fête son 59e Aïd.