Bienvenue à El Eulma, charmante bourgade de l’est algérien, connue pour son commerce florissant, son marché « Charaâ Dubaï », et désormais pour sa toute nouvelle spécialité : la traque à la sorcière importée.
L’affaire ? Une étrangère en niqab, un Coran en main, un carnet dans l’autre. Elle traduit quelques versets pour elle-même, sans crier gare, sans tambour ni bougie noire. Malheureusement pour elle, dans ce pays où l’écriture étrangère a des airs d’incantation, c’était déjà trop.
Passe alors un auto-proclamé défenseur de la foi, radar mystico-policier vissé entre les deux oreilles. Il jette un œil sur le carnet. Il ne reconnaît ni l’arabe standard, ni le langage étranger, encore moins l’orthographe de Bled Makhlouf. Il voit des signes, des trucs chelous. Il ne comprend pas, donc il accuse. Sorcière, évidemment ! Parce qu’ici, dans cette Algérie 2025, tout ce qu’on ne comprend pas, on brûle. Et vite.
L’histoire aurait pu rester une bête méprise. Un de ces quiproquos qui font rire au café du coin. Mais non. Elle s’est transformée en micro-drame viral. On l’a traînée, verbalement, moralement, puis presque physiquement. Les gens ont crié, les téléphones ont filmé, et Internet a rendu son verdict : sorcière de catégorie A, Coran trafiqué, carnet maléfique.
Ce n’est plus de la paranoïa, c’est une ligne éditoriale. Un ministère fantôme de la suspicion permanente, avec ses agents zélés, armés de superstition, de fatigue sociale, et de chaînes YouTube aussi fiables qu’un horoscope sous acide.
Et l’État dans tout ça ? Spectateur. Mieux : figurant bénévole. Il laisse faire. Il applaudit parfois. Il embauche des hommes en uniforme pour aller traquer les sorcières – femmes exclusivement, évidemment, les hommes eux sont trop saints pour ça – et retourner des tombes dans les cimetières comme s’ils jouaient à Pokémon Go version Nécropole. On exhibe des poupées piquées, des cheveux ficelés, des fioles scellées… pendant que les vraies maladies, elles, se baladent en paix. Cas psychiatrique ? Alzheimer ? Cancer ? Diabète ? Ah non, ce sont sûrement les djinns. On vous dit que c’est spirituel.
On en est là. L’État fuit la rationalité comme le diable fuit l’eau bénite. Il laisse la médecine moderne se faire gifler par des « Roqias sponsorisées », où l’eau minérale se vend comme élixir sacré. On guérit tout par le Coran… sauf l’ignorance. Celle-là, elle est vaccinée, boostée, sanctuarisée.
Ce n’est plus la foi qui parle, ce sont les islamistes ; pas les musulmans, attention, mais les héritiers low-cost de l’inquisition. Version TikTok. Des barbus en 4G, algorithme affûté, qui diffusent la peur et récoltent les vues. Chaque malheur est un sortilège, chaque femme libre une menace, chaque carnet non homologué par un cheikh devient un grimoire de sorcellerie.
La société ? Elle suit. Elle obéit. Elle like. Fatiguée, enragée, désorientée, elle accepte n’importe quel coupable. Pourvu qu’il soit faible, différent, silencieux.
Pendant ce temps-là, les vrais sorciers courent toujours. Ils ne portent pas de turban, mais des cravates. Ils ne vendent pas des fioles, mais des contrats publics. Ils ne lisent pas dans le marc de café, mais dans les budgets à siphonner. Eux, aucun djinn ne les dérange. Aucun enquêteur ne les voit. Pas même une petite caméra de surveillance pour la forme.
Et pendant que les caméras filment les sorcières imaginaires, l’APN, elle, dépoussière le bon vieux Code de la famille. Voté récemment avec la souplesse d’un cercueil en chêne, il nous rappelle gentiment que la femme reste mineure à vie. Elle ne peut s’opposer au remariage de son mari. Et pour divorcer ? Ah non, pas elle. L’homme, oui, en une phrase, une salive. Elle ? Elle n’a qu’à se taire.
Mais rassurez-vous, l’État veille. Il veille à ce que la femme reste à sa place, allongée dans le Code. Il veille à ce que la superstition remplace la science, que les islamistes gangrènent les institutions, qu’on ferme les frontières à la pensée et qu’on ouvre les prisons à ceux qui pensent trop. Diviser pour mieux régner. Entretenir l’obscurantisme pour mieux gérer la lumière. Et on y arrive. Les prémices d’une révolte grondent doucement : restrictions de libertés, interdictions de sortir du territoire, enfermements arbitraires. Et pour couronner le tout, on balance en guise de diversion l’éternelle grenade dégoupillée : l’identité. Celle du peuple, qu’on secoue à coups de lance historique, à chaque fois qu’on veut noyer un poisson pourri.
Bienvenue en Algérie, où l’on chasse les sorcières imaginaires pendant que les véritables injustices dansent en toute impunité – et en costume trois-pièces.
Zaim Gharnati