22 novembre 2024
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Chérif Hamani : un homme, une hauteur de vue

Cherif Hamani

Dans les sociétés sans État comme la nôtre, la poésie, et particulièrement la poésie chantée, c’est d’abord un regard porté sur la société, une observation sensible du fait social, politique et historique.

Cela est d’autant plus vrai lorsque cette société a subi le colonialisme et les violences institutionnelles et multiformes qu’un tel système génère immanquablement.

Il en est ainsi du village Tagragra qui a vu naître Chérif Hamani dans une modeste et discrète famille maraboutique. Chez lui, il est connu sous le nom de Si Muhed-Cherif et, sa vie durant, il a porté cette obligation morale d’exemplarité que lui impose son rôle social et culturel.

Artiste au firmament de son art, Cherif Hamani est resté humble, à l’écoute des souffrances des siens et sensible aux traditions culturelles de son village menacées de disparition ou d’altération.

Cherif Hamani : un artiste incomparable

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Tagragra est, en fait, comme Agouni-Arous, une extension du célèbre village Tizi-Hibel dans les Aït Mahmoud, là où Mouloud Feraoun a forgé les premiers jalons de son œuvre littéraire devenue une référence mondiale, là où mes cousin-e-s G. N. et A. Hireche ont posé leurs valises après leur départ d’Iwadiyen.

C’est là aussi où a sévi férocement le sinistre capitaine Georges Oudinot sous les ordres duquel des hommes ont été torturés et exécutés, des femmes ont été violées, des enfants meurtris. C’est là aussi que le commandant Bouhara, sous les ordres du sombre colonel Boukharouba, a mené de violentes campagnes de répression pourchassant les militants ralliés au FFS dès 1963, humiliant les familles et l’ensemble des habitants. C’est dire que cette région, brutalisée mais résiliente, est un condensé vivant de l’Histoire tumultueuse d’avant et d’après indépendance.

À l’évidence, Si Chérif, poète au talent inné, ne pouvait rester insensible aux blessures qui ont durablement marqué son peuple. Il en est de même pour ses contribules ingénieux et inspirés comme lui par tant de troubles menaçants. Qu’il s’agisse d’Amar Kobbi, Ziz-Ali, Boudjema Ferguene, Rachid Deghouche, Sadek Djebab, du poète-parolier Moh Cherbi ou des femmes illustres comme Malika Domrane, Kassia, Fadhma et Nadia At Mansour, toutes et tous ont traduit avec talent les tourments de leurs concitoyens, toutes et tous ont reçu la bénédiction de leur célèbre Saint Jeddi Mhemmed-u-Taleb qui panse les blessures et veille sur les trésors culturels ancestraux.

Toutes et tous ont eu les mots justes pour traduire l’unicité d’un combat, celui livré pour la sauvegarde de notre identité. Avec brio, toutes et tous ont donné au langage et au chant une extraordinaire harmonie, un approfondissement sans fin d’une vérité commune désormais désensevelie.

Contrairement aux universitaires, les artistes ne se préoccupent point de trouver les lois qui régissent le monde, qui font mouvoir les sociétés, qui accablent les Hommes. Ils ne s’embarrassent pas, non plus, à donner des chiffres, à émettre des hypothèses, à élaborer des thèses et des antithèses, à trouver des preuves, à confronter celles-ci à d’autres pistes de recherche… Ce processus leur est rébarbatif, disharmonieux et, de toute façon, inaccessible au plus grand nombre.

Les artistes écoutent leur cœur, observent, ressentent et se laissent entrainer par leur intuition ou leur intelligence émotionnelle. De Slimane Azem, Hanifa, Taous Amrouche, Hasnaoui, Mohand-Said u Bélaïd, Kamel Hamadi, Atmani, Matoub Lounès en passant par Hassan Abassi, Idir, Lounis Aït Menguellet et tant d’autres brillants auteurs sur lesquels il va falloir revenir un autre jour, toutes et tous sont un peu voyant, un peu prophète.

Chérif Hamani, Zi-Chérif pour ses jeunes fans, est naturellement de ceux-là. Il avait ouvert l’œil sur les caractéristiques spécifiques de l’être humain. Il s’occupait peu ou pas du tout des généralités et repoussait radicalement les prêt-à-penser. Tout au long de son bel et foisonnant itinéraire artistique, il a percé nos secrets, a pointé du doigt nos failles parfois béantes, nos contradictions souvent maladives comme il a détecté nos ombres au sens jungien du terme. Il les a gravés dans tizlatin comme Abernus, Lzzayer, taqɛatt…

Tel un sismographe, l’esprit de Chérif avait capté les ondes à peine perceptibles qui secouent nos trippes et perturbent nos âmes. Les convulsions constantes et multiformes de notre société ont influencé, voire donné vie à sa poésie luxuriante. Il nous l’a léguée tel un viatique transgénérationnel.

Chérif a toujours assumé son prisme subjectif menguelletien. Il a placé devant nous un miroir qui nous renvoie notre condition humaine, c’est-à-dire tout simplement l’essentiel de notre existence faite d’amour et de haine, de courage et de lâcheté, de souffrances et de joies exprimées, sans concession, dans tameṭṭut, tayerza, tayri et tant d’autres étourdissantes compositions.

À la manière de l’auteur d’« Izurar f idurar », Chérif Hamani a fait irruption là où se nichent nos faiblesses, là où se terrent nos interdits, là où se cachent nos tabous restés inavouables. « Walaɣ mebɛid taddart-iw, tɣaḍ iyi a d tettcetki » gémit-il (au loin se dévoile mon village, je l’entends se lamenter). Il a articulé vérités d’aujourd’hui et récits d’hier dans une langue raffinée, courtoise et élégante, le tout accompagné de mélodies attendrissantes, veloutées et superbement arrangées.

Comme beaucoup d’artistes kabyles, Chérif Hamani avait le don d’accéder à une sorte de psychosociologie qui ne dit pas son nom. Non pas en de vaines démonstrations théoriques mais en actes et dans un verbe à vous couper le souffle comme dans «A tala » (ô fontaine).

Sa vie durant, hélas trop courte, il a chanté un monde désenchanté, anxiogène, un monde hostile où il a évolué sans se faire prendre au piège de l’indifférence.

Avec intelligence, ce Maître du verbe et du mandole a su nous surprendre, nous ravir tout en mettant le doigt sur nos non-dits, nos malaises et nos espoirs aussi. Pour le dire autrement, Chérif a su entrer dans les univers qui échappent aux regards du commun des mortels.

Lui en avait une sorte de sensation physique forte, ça lui remuait les tripes. Cette sensibilité réceptive lui a valu, hélas, d’en subir les secousses psychiques et physiques dans sa chair. Rongé de l’intérieur par les turpitudes du monde, par la désarticulation de son pays, il l’a payé de sa vie. Mais Chérif reste vivant dans le vaste champ mémoriel qui est le nôtre, celui du monde amazigh et des belles lettres kabyles. Un monde multiple qui lui a rendu un vibrant hommage et placé son nom au cœur de son panthéon éternel.

Merci Chérif Hamani, tu es toujours là à travers ton œuvre qui fait, désormais, partie de notre culture collective. Puisse ta famille, à laquelle je renouvelle mon entière solidarité, faire de tes sublimes poèmes un recueil que tout éditeur d’Algérie, de France ou du Canada se fera un honneur de publier.

Hacène Hirèche, consultant.

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