24 novembre 2024
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Cinéma algérien et charlatanisme berbère

L’étymologie populaire s’infiltre dans le 7e art

Cinéma algérien et charlatanisme berbère

Le réalisateur, Ali Hadjaz.

Je viens de découvrir en regardant un documentaire, soi-disant berbère, ce que la fabulation cinématographique veut dire. Taqvilt, Histoire et Mythologies de Berbérie est censé nous retracer la mythologie berbère à partir de la tradition orale et l’étude des sites antiques et préhistoriques dont la région de Boudjima, en Kabylie, est pourvue.

Le film n’est en fait qu’un chapelet de contre-vérités énoncées sur un fond de partition musicale dramatique. Je n’en reviens pas ! Je ne m’imaginais pas que de telles allégations puissent alimenter un court-métrage, qui plus est, a été sélectionné en compétition lors de l’édition 2018 du Festival national du film amazigh de Tizi-Ouzou. Les organisateurs de ce festival n’ont pas eu froid aux yeux en écrivant dans la note de présentation officielle du film que le nom Taqbilt daterait de l’époque antique.   

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Ce pseudo-documentaire a été réalisé par Ali Hadjaz, qui s’est fait connaître en tant que présentateur de télévision. En 2005, il a été distingué lors de la 6e édition du même festival par L’olivier d’or pour son reportage I Keçç… d acu i txedmed ? (Et toi qu’as-tu fais?) Cet ex-adjoint d’éducation semblait jusque-là poursuivre une carrière honorable, couronnée il est vrai par une expérience d’écrivain. Tout porte à croire qu’Ali Hadjaz a négligé de s’entourer des précautions qui s’imposaient au regard de la scientificité que son film devait véhiculer. Il a fait appel à un « spécialiste » inconnu : un certain Ali Derdar qui est ingénieur-géologue de profession. Ce dernier s’est laissé aller à la platitude et à des fantaisies inouïes, jubilant certainement à l’idée de tenir à la fois le discours de l’archéologue, de l’anthropologue, de l’historien et du linguiste !

Aucun spécialiste n’est approché. Aucun ouvrage n’est cité. Aucun membre de la communauté villageoise n’a été interviewé. Le spécialiste maison est le seul maître à bord. Monopolisant la parole, il n’est interrompu par personne pour lui demander une précision, un éclaircissement ou lui apporter une contradiction. Le spectateur est submergé par un flux d’informations devant indiquer que le narrateur possède le bagage scientifique requis. La « scientificité » du film se voit plus qu’elle ne se dit. Des images d’archives sont incluses dans un balayage panoramique de divers sites : zones habitées, paysages champêtres, vallées de rochers à grès.

Les prises de vue sont surtout aériennes, la caméra qui semble être portée par un drone refuse de descendre sur terre pour fouiner dans le détail des roches sur lesquelles des dessins rupestres seraient gravés. C’est un effet spécial qui doit les révéler. Des lignes apparaissent au loin, puis, elles vont encadrer telle dessin qui sera reproduit en grand format et au premier plan. Une espèce de scanner vient balayer l’encadré. Du coup, le dessin se découvre dans la plénitude de ses couleurs. Une fois que le spectateur s’est acclimaté avec le discours qui lui est servi, la voix off jette l’hameçon en avançant une méthode pseudo-linguistique qui consiste à proposer d’expliquer l’origine des mots arabes ou étrangers sur la base d’une ressemblance avec des mots berbères. Ainsi, le terme Mechqval  qui désigne localement les portes du village (tibboura n Mechqval) est-il analysé comme une corruption de Massqval. Ce qui amène la voix off à le rapprocher du nom de Massinissa. Le premier élément, Mass voulant dire maître. Derdar ose avancer l’idée que l’Aguellid berbère est un personnage légendaire, c’est-à-dire, qu’il est intégré à l’instar de Djeha et M’qidech dans les récits mythiques que font circuler nos grands-mères dans les chaumières…

Le narrateur aurait recueilli dans la région de Boudjima une tradition selon laquelle le village de Taqvilt était commandé par un roitelet kabyle vassal du roi numide. Ce roitelet que le narrateur identifie à Massqval aurait « envoyé 17 cavaliers à Massinissa au moment où il venait de libérer Carthage ». Et le tour est joué, le mot taqvilt (tribu) viendrait de là ! Effacée l’origine arabe !

Emporté par sa faconde, le narrateur en est venu à tomber sous le charme de ses propres paroles. Se mêlant de Sheshonq (Chachnaq), pharaon d’Égypte, il lui attribue la fondation du Caire (chose évidemment impossible vu que cette ville ne sera fondée que près de deux mille ans plus tard par les Ketama de Petite-Kabylie). On y apprend aussi que le nom du Caire (dont il est souligné la forme anglaise Cairo) vient du berbère Aqqerou (tête), que le mot Pharaon vient de Tafraout, preuve s’il en est, pour le narrateur que l’Égypte est à l’origine berbère ! La langue de l’Éthiopie, l’amharique, devrait être lue l’amzarique selon la voix off qui affirme d’une manière péremptoire que derrière ce mot se cache tamazight ! Et ce n’est  pas tout. Le latin Janus, viendrait du berbère Yanouch, vocable non attesté, du reste, mais qu’Ali Derdar croit reconstituer à partir du nom de la ville de Marrakech. On n’apprend aussi qu’un dieu de la mer est tapi dans le nom d’Aït Ouaguennoun. D’après la voix off ce nom serait composé de ag qui signifierait dieu et nnoun qui signifierait mer. Enfin, la liste des pseudo-connaissances dont la voix off fera étalage est encore longue, pour que je puisse toutes les citer.

Les sources ignorées par le « documentaire »

On relèvera, cela dit en passant, le caractère médiocre de la langue utilisée dans ce documentaire. La trame du film repose sur l’obstination à nier l’origine étrangère du nom actuel par lequel la population de Kabylie est dénommée. Il est clair que l’équipe technique, si tant est qu’il y en a une, est dépourvue de conseil scientifique et de compétence intellectuelle pour traiter le sujet choisi. Le documentaire ignore royalement que dans l’ancien temps, les Kabyles se dénommaient eux-mêmes Izwawen. La voix off n’en dit mot. Il est vrai que ce nom a été presque oublié par les siens . Jusqu’au début du XXe siècle, les berbérophones de Matmata (Ouarsenis) appelaient les Kabyles Izwawen. Mais c’est chez les habitants arabophones de l’ouest algérien, qu’a subsisté jusqu’à aujourd’hui la forme arabe Zwawa telle qu’Ibn Khaldoun l’avait mentionnée dans son Histoire des Berbères. Aussi, le nom Zawawa est-il très connu au Moyen-âge. Il est abondamment mentionné par les auteurs arabes médiévaux. On le retrouve pour ne citer que ceux là, dans Ibn Hawqal (Xe siècle), Ibn Hazm, (XIe siècle), Ibn Hammad al-Sanhadji (XIIIe siècle), Al-Ghobrini (XIIIe siècle), Ibn Khaldoun (XIVe siècle) et Mahmoud Maqdish . Les savants kabyles, notamment de Bejaïa, étaient identifiés par leur nom tribal Al-Zawâwi. Ce nom fut également signalé comme ayant été porté, et ce dès l’époque des Fatimides, à Damas et au Caire par des familles de migrants, originaires de Kabylie.

Quant au mot Leqbayel (Kabyles), il ne fera son apparition dans les écrits que tardivement. Il serait mentionné pour la première fois au XIVe siècle dans le Rawḍ al-Qirṭās .  Il est clair que dans l’esprit du réalisateur le mot Kabyles a désigné de tout temps les seuls habitants qui peuplent les régions qui sont reconnues de nos jours comme étant kabyles. Rien n’est plus faux. Ce nom ne s’était pas appliqué à eux spécialement. A un moment donné, il dut désigner l’ensemble des populations berbérophones, qui à l’échelle de l’Algérie vivaient en tribus dans les montagnes et les campagnes. A l’arrivée des Français, une partie de ces montagnards et campagnards s’était, entre temps, arabisée. Ce qui explique pourquoi, on rencontrait à cette époque des Kabyles parlant arabe et des Kabyles parlant berbère. Ainsi le terme Kabyles avait pu désigner des populations montagnardes et campagnardes diverses : habitants du Djurdjura, des Babors, du Dahra, des monts de Blida et de l’Ouarsenis, du Titteri, du massif de Collo et de Skikda. En Oranie il s’appliqua, aux Beni-Zeroual, Beni-Ouragh,  Beni-Snous et Beni-Dergoun et j’en oublie. Dans le Nord-constantinois, on distinguait des Qbayel al-Hadra (citadins), sous-entendu arabisés, et des Qbayel nnigh-as, sous entendu berbérophones. Il en résulte de tout ceci que le nom Kabyles a changé de sens selon les époques. C’est sous l’occupation française qu’il va se spécialiser pour ne s’appliquer progressivement qu’à la région de Grande et Petite Kabylie. En se restreignant à cette portion du territoire algérien, le nom recouvrira désormais, à quelque nuance près, l’ancien domaine des Zwawa. La résistance à l’occupation française que va développer la région à partir de 1857, la revole de 1871 qui s’en est suivie et les spoliations foncières dont elle sera la cible ; lui feront mériter de monopoliser le nom de Kabylie. Lorsqu’éclatera la guerre d’indépendance, c’est le FLN-ALN lui-même qui érige la région en wilaya III et entérine cette appellation. Cet acte a dû donc jouer pour beaucoup dans le renforcement de l’identité kabyle.

Cela dit, la manière dont le film a été tourné témoigne d’une complaisance pour les pseudo-sciences. La séquence qui tente d’inclure Massinissa dans le folklore local est très éloquente à ce sujet. La manœuvre, certes, n’est pas très habile car elle trahit l’ignorance de la capacité qu’ont les sciences sociales à déterminer si les personnages de l’Antiquité font partie ou non des traditions contemporaines.  Ce documentaire, tout compte fait, n’en est pas un. On hésite à le ranger dans la case de l’imposture et de la désinformation ou dans celle de la sous-qualification et de la médiocrité. On est sidéré par la prétention démesurée dont fait preuve le film, puisqu’il se propose de corriger l’histoire lors même qu’un documentaire est tenu de transmettre le savoir disponible. Quand on fait un documentaire sur la maladie du Sida, on ne le fait pas pour proposer un remède et signifier à la médecine qu’elle ne connaît rien à son sujet. Tout au plus, dans le cas où l’on estime qu’on l’a réellement découvert, il vaudrait mieux rédiger un article ou un livre afin d’y exposer les résultats de ses recherches. La question qui coule de source la voici : pourquoi l’on fait un festival de film amazigh et pourquoi l’on décerne L’olivier d’or ?    

Comment reconnaître la pseudo-linguistique ?

Une deuxième raison m’a incité à écrire cet article : le fait que l’étymologie populaire tend de plus en plus à se propager et à proliférer dans les réseaux sociaux. Signe inquiétant : les étudiants assurent eux-mêmes à travers leurs écrits une large promotion de ces théories conçues dans la rue.      

L’étymologie populaire se base sur le rapprochement des mots  

Dans le contexte algérien et même sous d’autres cieux, tous les gens ont la capacité de remarquer que certains mots peuvent présenter une ressemblance. Ces mots peuvent appartenir à la même langue ou à deux langues différentes. Par exemple, vous seriez tenté, sans même faire l’effort de le vérifier, de considérer le vocable péage comme un mot dérivé de payer. Eh bien vous faites erreur. Ce sont deux mots qui n’ont aucun lien linguistique. L’un vient du latin pedaticum, qui signifie « droit de mettre le pied » et l’autre du latin Pacare qui veut dire « apaiser ». Si on prend le mot Aminoukal qui désigne le chef de la confédération de tribus chez les Touaregs, nous pourrions lui trouver une ressemblance avec le mot arabe Amin al-‘Ouqal (sage). A partir du moment que vous avez remarqué cette analogie, vous êtes intuitivement très disposé à admettre qu’il s’agit de deux formes d’un même mot. Quand on viendra souffler à votre oreille que Aminoukal vient de Amin al-‘Ouqal, vous voilà, vous, qui n’êtes pas berbérophone convaincu que c’est la vérité. La rumeur se propage ensuite de bouche à oreille, et l’explication devient une vérité générale. C’est ce processus qui est à la base de ce qu’on appelle l’étymologie populaire. (Voir Étymologie populaire, Wikipédia) .

L’étymologie populaire  n’est pas de la pseudo-science parce qu’elle ne prétend pas être scientifique. L’une des techniques qu’utilise justement le charlatan linguistique pour diffuser son message mensonger, est de s’appuyer sur la compétence que vous avez de reconnaître la ressemblance entre les mots. Le plus souvent la pseudo-linguistique ne fait que reprendre à son compte l’étymologie populaire, mais tout en affectant une démarche scientifique. Tout compte fait, le charlatan ne fait qu’exploiter votre subjectivité, il ne heurte pas vos croyances, au contraire, il les conforte.

Souvent l’Etat algérien et les responsables politiques de haut rang, recourent à la pseudo-science pour conforter du côté arabophone, la thèse d’une origine arabe.

Ce sont les autorités elles-mêmes qui traduisent Aminoukal par Amin al-‘Ouqal, Imchedalen (qui signifie grosses fourmis) se voit, quant à lui, rapprocher de Mched-Allah, In Amenas devient ‘Ayn Amenas, etc.     

On en est pas plus avancé du côté des berbérophones, car l’étymologie populaire y fonctionne également à plein régime. On est d’autant plus porté à prêter une origine berbère aux mots, que la filiation arabe est perçue de nos jours, comme encombrante. Il nous plairait donc bien d’entendre ce que nous voudrions bien entendre. Et nous sommes prêts à succomber aux sirènes du premier charlatan venu.    

Que dit la linguistique à propos de la ressemblance ?

Pour la linguistique, si deux mots se ressemblent cela n’implique pas nécessairement l’existence d’un lien. Toutefois elle ne l’exclut pas, si la preuve d’un lien morphologique et sémantique est fondée historiquement. Elle considère donc que la ressemblance en elle-même ne peut être retenue comme une pièce à conviction.

Comme exemple de rapprochement entre deux mots, on a souvent vu dans le mot Souf (de Oued Souf ) le mot arabe Ṣof  (laine). Ce rapprochement n’est pas acceptable du point de vue linguistique, puisqu’il n’y a pas de correspondance phonétique totale. Une autre étymologie propose de rapprocher Souf de la pratique du soufisme. Autant que la première, cette étymologie n’est pas viable.

Pourtant, le toponyme Oued Souf divulgue lui-même la signification du mot qu’on est allé chercher trop loin. Ayant été perdu dans cette région à cause de l’arabisation, le sens du mot est en revanche connu dans la région voisine du M’zab où Souf désigne en berbère zénète tout simplement la rivière (Oued). Ce terme se retrouve dans n’importe quel dictionnaire consacré au parler mozabite ou au parler chaoui .    

La décomposition  

Le charlatan linguistique peut s’appuyer sur une autre aptitude de l’étymologie populaire. Elle consiste à tirer profit de l’inclination qu’ont les êtres humains à décomposer les mots lorsqu’ils se retrouvent face à la difficulté de les analyser.  En effet les gens qui ont des difficultés à comprendre un mot dont le sens n’a pu être conservé par la mémoire locale, ou qui n’a pu être connu du fait de son introduction récente dans l’usage, ont tendance à le diviser en deux parties de manière à en dégager deux unités sémantiques distinctes. C’est ainsi qu’on a procédé avec le terme Tifinagh dans lequel on a voulu voir un mot composé de tifin (découverte) et nagh (notre). (Voir Tifinagh, Wikipédia).        

Le mot Azoul (mot qui sert à saluer) a, subi lui aussi, le même traitement. Le bruit a couru sur Internet que ce terme est décomposable en Az et Oul. Le premier élément aurait le sens de « se rapprocher » et le second le sens de « cœur ». Azoul selon cette vision, signifierait donc « se rapprocher du cœur ». La formule est bien sûr, de nature à vous plaire, parce qu’elle vous tire d’affaire et vous procure satisfaction. En décomposant le mot, le sens semble s’éclairer pour vous, puisqu’effectivement vous connaissiez la signification respective de Az et Oul. 

Que dit la linguistique à propos de la décomposition ?  

Pourtant pour la linguistique, les mots ne sont pas tous décomposables. Les mots composés sont en général répertoriés et connus. Dans les langues latines, beaucoup de mots composés ne sont guère séparés par les traits d’union. Ainsi le mot mythologie qui vient du grec mythos (fable) et logos (discours), peut paraître  pour le profane comme un mot formé d’un seul terme, puisqu’on n’écrit pas mytho-logie. Si on n’éprouve pas le besoin de décomposer ce mot, c’est parce qu’on en connaît le sens et tous ceux qui ont une connaissance plus ou moins approfondie du français savent que logie est un suffixe qui s’applique à bon nombre de mots. D’une certaine manière, le suffixe supplée au trait d’union, puisqu’il s’annonce comme le complément de l’unité lexicale qui le précède. Tous les mots en logie (psychologie, morphologie, etc.) annoncent un trait d’union implicite. Il en de même des mots se terminant par graphie (photographie, infographie, etc.)

Tout compte fait, le recours à la décomposition en tant que mode de décryptage peut mener à des solutions tout à fait arbitraires. Si on revient à l’exemple de Azoul, on peut très rapidement s’apercevoir de la faille. Il n’est pas possible d’affecter au premier élément (az) le sens de « se rapprocher » comme le propose l’étymologie populaire car à ma connaissance ce mot n’existe pas. Le mot attesté qui traduit ce sens est aẓ (avec un z emphatique). Il convient de noter que l’étymologie populaire néglige la phonétique. Izi (mouche) n’a pas le même sens que Iẓi (bile).  

En vérité, le mot Azoul vient du touareg Ahoul (salut, hello). Il a été introduit dans le kabyle à partir des années 1970 par le groupe d’étudiants de l’Amawal constitué autour de Mouloud Mammeri. Le passage de Ahoul à Azoul se voulait une tentative de reconstitution du mot original car en tamahaqt le z est prononcé généralement h. Exemple : izi (mouche) = éhi ;  izan (mouches) = éhan ; tazart (figue) = tahart. Mais l’ironie du sort a voulu que Ahoul ne soit pas concerné par l’alternance z-h.  Le néologisme en question a été donc la résultante d’une erreur, mais cette erreur ne l’empêchera pas, pour autant, de connaître, comme le fera remarquer le linguiste Ramdane Achab, un large succès auprès du public .  

Faisons observer que si l’on accepte le principe de la décomposition, il est donc permis, (tiens, tiens !) de diviser l’ensemble des mots. On peut ainsi scinder Aghrom  (pain) en Agh (prendre) et Rom  (ville de Rome). Aghrom signifierait donc « prendre la route de Rome ». Vous avez compris : c’est vraiment faire dire n’importe quoi à n’importe quel mot.    

Le charlatan linguistique ne se pose jamais la question de ce qui peut justifier la décomposition. Ayez à l’esprit que même dans les autres langues la décomposition n’est pas requise. Il peut paraître évident que Choucroute vient de chou et de croute, tellement la forme du mot est très suggestive. Mais le dictionnaire nous dit qu’il s’agit d’un emprunt à l’alsacien, le mot original étant surkrut. Retenez donc ce fait basique que vous n’éprouverez aucun besoin de décomposer un mot tant que vous en connaissez le sens.

Mais il peut arriver que l’on cherche à analyser un mot, non pas parce que l’on a perdu sa signification, mais plutôt parce que l’on en vient à le percevoir comme étranger à la langue du cru. Ainsi en est-il de Nekwa, mot désignant en arabe algérien la carte d’identité, la filiation ou l’identité tout court. Voici un exemple d’étymologie populaire dont la portée symbolique n’échappe à personne. S’étant aperçu que la carte d’identité est appelée différemment en arabe classique, les arabophones ont été amenés à s’interroger sur l’origine du terme en question. Ils ont cru bon de la rattacher à la présence française en Algérie en inventant une histoire de toute pièce. Pour amusante qu’elle soit, elle dit que les Français qui procédaient au contrôle d’identité, s’adressaient aux Algériens en leur lançant « nom quoi ? » sous-entendu « quel est votre nom ? ». Selon donc cette étymologie Nekwa viendrait de « nom quoi ». Mais c’est compter sans les Kabyles qui vont proposer à leurs concitoyens arabophones de le lire comme un mot berbère : nek-wa (C’est moi).

Dans ce cas le rapprochement avec la langue de Si Mohand-ou-Mhand semble être plus justifié car la ressemblance y est plus saisissante. Au-delà de ces anecdotes, on retiendra le fait qu’on soit allé chercher du côté français la signification d’un terme authentiquement algérien qui, du reste, pourrait provenir de l’arabe classique, puisque nekwa semble être la métathèse de kounya. Le maniement de l’étymologie reste, certes, un exercice malaisé, car même l’étymologie savante est parfois suspectée d’emprunter ses méthodes à son homologue dite populaire. Néanmoins, il faut à mon avis cultiver la distance pour ne pas céder à la tentation des rapprochements faciles. Pour revenir au documentaire de Ali Hadjaz, il y a lieu de souligner le fait que l’étymologie qu’il propose s’y institue comme discours scientifique. Son ambition est de conférer aux mots une signification alternative à celles que lui assignent la population et l’étymologie savante.

L. G.

Larbi Graïne, journaliste et doctorant en Histoire et civilisations

Notes

1) Afin d’être compris par tous, j’utiliserai pour la transcription des mots en tamazight, les lettres qui servent à noter les phonèmes du français. (Cela permet aussi de reprendre telle quelle la forme sous laquelle  le mot Taqvilt est reproduit à l’écran.  

2) Vidéo disponible sur : https://www.youtube.com/channel/UCpQLkqKPIydHYcXbGLeaMXQ [consulté le 10 mars 2018].

3) Lors de son passage sur Canal Algérie, Ali Hadjaz a laissé transparaître une admiration sans borne et sincère à l’égard d’Ali Derdar qu’il a qualifié de « très calé en histoire ».   

4) Voir commentaire de S.Chaker à propos de l’article de Lanfry, « Note à propos du précédent article », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, n°26, 1978, pp.103-104. Consultable sur Persée :  http://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1978_num_26_1_1826  

5) Il semblerait, l’information est à vérifier, que les berbérophones du Dahra dénomment encore de nos jours, les Kabyles par Izwawen.

6) Voir l’entrée « Kabyle » dans E.Destaing, Dictionnaire français-Berbère (Dialecte des Beni-Snous), Paris,  Ernest Leroux 1914, p.189.    

7) Cité par Mohamed Meouak, La langue berbère au Maghreb médiéval : textes, contextes, analyses, Leyde, 2015, p.33 (en note).

8) Jean Morizot, Les Kabyles, propos d’un témoin, Paris, L’Harmattan, « coll. Histoire et Perspectives méditerranéenne »,  2001, p.23.

9) Wikipédia est une encyclopédie libre qui comporte d’excellentes synthèses très sourcées, ce qui permet de recouper avec d’autres documents les informations qui y sont contenues.

10) Souf et Assif (en kabyle) sont un même mot.  Dans les parlers zénètes, souvent la marque du nom est élidée, on dira Founas à la place d’Afounas, Foukth, à la place de Tafoukth, etc.  

11) Voir à propos du toponyme  Oued-Souf , Jean-Louis Ballais, « Des oueds mythiques aux rivières artificielles : l’hydrographie du bas-Sahara algérien », Physio-Géo – Géographie Physique et Environnement, AERES, 2010, pp.107-127). Disponible sur OpenEdition : https://journals.openedition.org/physio-geo/1173?file=1

12) Voir à propos de Azoul, Ramdane Achab, La Néologie lexicale berbère : 1945-1995, Paris-Louvain, Peeters, 1996, p.360, (en note).   

 

Auteur
Larbi Graïne, journaliste, doctorant en Histoire et Civilisa

 




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