Lundi 15 avril 2019
Comme si partir était un choix
Grandir dans un pays étranger à celui de vos parents, c’est avoir la sensation tous les matins de passer un check-point. L’école est une zone occupée par la République, la maison est le dernier territoire où la famille exprime son algérianité à l’abri des regards. Une tenue de caméléon et un visa illimité. Le parfait cocktail de la schizophrénie identitaire.
En outre, vivre dans un pays étranger devient réellement douloureux le jour où l’on réalise qu’on ne va plus «rentrer». Que ses propres enfants n’ont connu autre chose que cet ailleurs devenu permanent. J’imagine qu’il ne doit pas être aisé de voir ses héritiers prendre de la distance avec votre histoire.
Je ne me suis pas autorisée à dire « nous » avant mes 25 ans. En 1998, lorsque « nous avons gagné » la coupe du monde, mon père a changé de couleur en m’entendant dire ces mots. Pourtant, à travers Zidane, nous avions gagné quelque chose. Lire la presse le qualifier de Français, c’était comme une première autorisation d’exister sans visa dans la zone d’occupation républicaine. Le mur de Berlin s’est déplacé avec les années. Il n’était plus entre la maison et l’école, mais entre nos parents et nous.
J’ai réalisé à cette période de ma vie que notre mal-être avait trouvé un terreau fertile dans la culpabilité de nos parents. Je les revois arriver les mains pleines de cadeaux à chaque séjour au pays. Nous avions de la « chance », nous répétaient-ils à tour de bras. Plus qu’eux à notre âge, plus que nos cousins qui grandissent là-bas. Une chance qui pèse lourd et coûte cher : vivre avec la menace d’être considéré/e comme un citoyen/e de seconde zone, dès que l’on ne correspond pas à un «modèle d’intégration» sculpté selon des critères insaisissables.
Aujourd’hui sur les réseaux sociaux, je vois de nombreux commentaires accusant la diaspora, qui manifeste depuis l’étranger, d’hypocrisie. «Fallait pas partir». « Si vous tenez tant à votre pays, pourquoi n’êtes-vous pas parmi nous ?»
Grandir entre la douleur de nos parents et l’envie de nos cousins nous a appris une donnée indicible mais pourtant non négociable : mis à part les personnes bien nées et proches du système (qui ont elles-mêmes pignon sur rue à Paris), il y a deux catégories de personnes en Algérie jusqu’à maintenant, celles qui sont parties et celles qui rêvent de partir. Les deux souffrent tout autant.
Au risque de choquer, j’aimerais mettre des mots. En Algérie, l’air a été irrespirable longtemps, la liberté de circulation inexistante, en plus de l’impossibilité d’évoluer en dehors de la sphère familiale. La femme trentenaire que je suis n’a jamais connu de sentiment de sérénité sur le sol algérien.
Aujourd’hui, nous avons une occasion unique de changer ce paradigme.
Est-ce vraiment nécessaire d’instaurer un baromètre d’algérianité ?