Samedi 10 mars 2018
Comment retrouver le public algérien au théâtre et ailleurs
Les troupes de théâtre se doivent d’aller chercher leur public là où il est.
Éternel problème depuis l’indépendance du pays : artistes, journalistes et essayistes « experts » ont toujours et continuent à parler de « retrouver » le public, quand ils ne se lamentent pas de son « absence », laissant croire à son manque d’intérêt pour la culture et l’art. Comme quoi c’est toujours la faute au public, et jamais celle des artistes. Enfin, ces derniers évoquent la « décennie sanglante » comme cause de cette absence de public ; dans ce cas, encore, c’est le public qui a « peur » d’aller dans les salles de théâtre. Mais quasi jamais les artistes (et les intellectuels) n’évoquent leur propre responsabilité dans ce qu’ils appellent l’ « indifférence » du public à la culture et à l’art. Bref, le peuple a toujours tort, et les intellectuels et artistes ont toujours le beau rôle d’avoir raison. Ainsi, leur Super-ego est content. Partout dans le monde, et dans les pays « sous-développés » davantage, le petit-bourgeois a toujours besoin de se croire meilleur de ce qu’il est, par la « pose », l’habit et la « tchatche ».
Parlons d’abord de théâtre. Désolé d’évoquer mon expérience personnelle, mais je ne vois pas une autre qui lui ressemble et qui mérite, donc, d’être mentionnée. Le détail de ce qui sera dit ici se trouve dans l’ouvrage dont je suis l’auteur (1).
À la fin de 1968, il y avait certes un public qui allait au théâtre. Mais il était composé de gens des villes, précisément de couches sociales petites-bourgeoise et bourgeoise. Car le peuple laborieux, notamment celui manuel, n’allait pas au théâtre, pour plusieurs motifs : 1) l’édifice théâtral se trouve au centre-ville, ce qui demande un déplacement en utilisant un moyen de transport public, méthode pas facile, surtout après une exténuante journée de travail ; 2) le prix du billet, pour un travailleur manuel, n’est pas indifférent, surtout s’il doit aller au théâtre en famille ; 3) le décor même de l’établissement théâtral, son cérémonial et l’uniforme de ses employé-e-s intimident le travailleur manuel et sa famille à se rendre dans cet endroit ; 4) généralement, le contenu et la forme de l’œuvre théâtrale sont étrangers, pour ne pas dire rebutants, à ce genre de spectateurs. Bref, on demande au peuple laborieux de venir là où il ne se reconnaît en rien ! Ne parlons pas du public des campagnes : là, aucun lieu théâtral digne de ce nom. Après le peuple manuel des périphéries des villes, celui des campagnes est le plus méprisé, depuis toujours par les petits-bourgeois et les bourgeois. Et, pourtant, sans les paysans, comment se nourrir, et sans les ouvriers, comment obtenir certains biens matériels indispensables ?
C’est donc dans cette situation que j’avais fondé le Théâtre de la Mer, à Oran. Et, dès le départ, refus de jouer dans l’établissement public conventionnel et officiel. Mais uniquement dans des places publiques de quartier (Ville Nouvelle, Lamur), dans des cours de lycée, d’usines, dans des villages (tels Gdyel, pour les paysans), et même pour les malades mentaux à l’hôpital psychiatrique de Sidi Chahmi. Ajoutons que l’accès à la représentation était gratuit, que la forme de la représentation se faisait en « halga », les gens étant assis à même le sol en cercle autour des acteurs, enfin que le contenu de l’œuvre s’inspirait des problèmes concrets réels du peuple laborieux. Chacune des deux premières œuvres eut plus de 150 représentations. Nous n’attendions pas de voir venir le public dans une salle conventionnelle, mais nous allions au public, là où il vivait, travaillait, étudiait.
L’accueil populaire fut tel que la valeur de la démarche fut appréciée non seulement par les membres de la critique nationale, mais également par des observateurs internationaux.
Cette expérience s’est élargie et approfondie en s’activant au sein des Centres de Formation Professionnelle des Adultes. Le Théâtre de la Mer dura de fin 1968 à l’été 1972. Les motifs et les circonstances de ses succès et de sa fin sont décrites en détails dans l’ouvrage déjà mentionné.
Par la suite, Kateb Yacine puis Abdelkader Alloula tentèrent de suivre cette démarche, sans toutefois jamais la mentionner, et sans jamais l’imiter réellement. Depuis lors, l’expérience du Théâtre de la Mer fut quasi totalement occultée de l’histoire du théâtre algérien. C’est le motif pour lequel j’ai écris l’ouvrage mentionné, pour faire connaître la vérité sur une expérience qui devrait inciter à réfléchir les artistes qui, réellement, se soucient du public en Algérie.
Mesdames et messieurs les artistes (et intellectuel-le-s), vous voulez le public, notamment celui populaire ?… Ne l’attendez pas dans vos salles conventionnelles et dorées, mais allez là où il vit, travaille, étudie ! Ne lui présentez pas vos tourments égotistes, mais des œuvres dont le contenu reflète les problèmes concrets actuels du public populaire ! Et que la forme scénographique et esthétique de l’œuvre corresponde aux traditions populaires, tout en se caractérisant par des innovations et des recherches du meilleur niveau mondial possible. Le Théâtre de la Mer l’a fait, preuves en sont les comptes-rendus et les essais d’auteurs aussi bien nationaux qu’étrangers.
C’est ainsi que je ferai, si je reprends une activité théâtrale en Algérie. Je l’ai tentée en 2012, à Béjaïa. Mais la pièce que j’avais présentée fut limitée à une seule représentation au Festival International du Théâtre, qui eut lieu dans cette ville. Cependant, le « commissaire » (quel nom sinistre dans le domaine de la culture) de ce Festival enterra cette pièce, interdisant la tournée qui devait en être faite dans le pays. Pourtant, ce « commissaire » était un « progressiste » et un « démocrate », selon ses dires.
Aussi, à la fin de 1968 comme aujourd’hui, chaque fois que je lis ou entends un-e artiste parler de public algérien, en évoquant son « absence » et l’attente de sa « venue », je suis indigné ! En effet, ce n’est pas le public mais les artistes qui sont absents ! Car, à moins de ne viser que le public petit-bourgeois et bourgeois des villes, le public populaire n’a aucun motif d’aller dans les lieux conventionnels voir le théâtre qui lui est proposé ; par contre, il a besoin que les artistes aillent le trouver avec des œuvres dont les caractéristiques furent mentionnées ci-dessus.
On voit l’objection : « Eh ! Mais ce privilège accordé au peuple, c’est de la démagogie ! Comment présenter à des ignorants une œuvre profonde, complexe, raffinée ?! »… L’expérience théâtrale du monde (le théâtre grec antique, le théâtre chinois du passé, le théâtre de Shakespeare, de Molière, de Federico Garcia Lorca, etc.) et celle de très rares hommes de théâtre algériens prouve l’inanité de cet argument élitiste aussi prétentieux que médiocre.
Et même si les artistes, journalistes et essayistes algériens, dans leur grande majorité, ignorent (ou occultent) l’expérience du Théâtre de la Mer, sont-ils également ignorants du théâtre populaire qui existait dans les années 1960 en France, et de celui vietnamien, chinois, cubain, pour ne citer que les plus exemplaires ?
À moins, évidemment, d’être un artiste, un journaliste ou un essayiste petit-bourgeois, intéressé uniquement à un public de la même couche sociale. Alors, d’accord, on comprend la carence de public ainsi que celle des œuvres. Car la petite-bourgeoisie algérienne n’a généralement pas manifesté un niveau de culture assez élevé pour produire et jouir d’un théâtre réellement à considérer. Et la « décennie sanglante » n’a fait qu’aggraver le phénomène, mais n’en est pas la cause principale. La preuve ?… Depuis l’an 2000, dix-sept années sont passées. Où est le théâtre algérien aujourd’hui, même celui de la petite-bourgeoisie ? Il est le reflet de la situation générale du pays : médiocrité, servilisme, carriérisme, rentier. Tandis que le peuple laborieux, des quartiers populaires des villes et des campagnes, lui, au temps de la dictature comme de l’actuelle démocratie très limitée, est toujours sevré de vraie culture. Car la majorité des artistes, journalistes et essayistes, sont des privilégiés du système aujourd’hui dominant. Ils parlent du « peuple », du « public » non pas pour LE « servir » mais S’EN servir.
Concernant le cinéma, le même problème se pose. Si l’on a réellement le souci du public, notamment celui populaire, il n’est pas nécessaire de l’attendre dans des salles de cinéma, mais d’aller là où il vit, travaille ou étudie pour lui projeter des œuvres. La technologie vidéo le permet nettement plus que l’époque de la pellicule. Et il faudrait que les films et documentaires aient un contenu et une forme qui répondent aux intérêts de ce public populaire.
La peinture ? La poésie ?… De même : il faut aller au peuple et non pas l’attendre.
Pour ma part, n’ayant pas la possibilité de m’activer actuellement dans l’activité théâtrale ou cinématographique en Algérie, je me suis contenté d’écrire un ouvrage et des articles (dans les rares journaux qui les acceptent) avec l’espoir que des jeunes puissent les lire et, peut-être, s’inspirer de l’expérience du Théâtre de la Mer. Je l’avais réalisée dans des conditions de dictature, tandis le régime actuel, bien qu’aimant la dictature, est contraint de laisser quelques espaces de liberté. Hélas, ce régime dispose d’une arme plus redoutable que la répression du temps de la dictature : l’argent corrupteur des consciences !…
Cependant, finissons ces observations par le titre de l’ultime pièce que j’avais réalisée en Algérie, avant mon exil. Elle eut un « Prix de la Recherche populaire » au Festival International du Théâtre de Tunis, en 1973, mais elle ne trouva aucun lieu pour être représentée en Algérie, sous prétexte qu’elle était « faoudaouya » (agitatrice) : « Et à l’Aurore, où et l’Espoir ? »
Cet espoir est dans les personnes qui sauront aimer le peuple comme il mérite de l’être ; alors, ces personnes auront la modestie de travailler dur pour devenir réellement d’authentiques artistes, si pas reconnu-e-s par les soit disant « experts » (généralement petits-bourgeois), du moins bien accueilli-e-s par le public populaire des périphéries des villes, des villages et douars de campagne. Voilà une des manières fondamentales de contribuer à diminuer l’obscurantisme qui étouffe les consciences en Algérie, y compris celles des artistes honnêtes. Plus que du temps de la dictature, dans la société actuelle le peuple a soif de culture, et a besoin de personnes de culture authentiques. Malheureusement, il ne dispose pas des conditions d’en jouir. On lui offre uniquement de quoi s’abrutir davantage. Aux artistes honnêtes et courageux, donc, de trouver les moyens pour lui porter ce qui le délivrera de l’ignorance dans laquelle il est volontairement enfermé par ses exploiteurs-dominateurs. Mais où sont donc ces artistes authentiques, surtout quand ils se proclament « progressistes », « démocrates » et soucieux du « peuple » ? Faut-il rappeler ce qu’est un-e artiste authentique ?… Une personne dont la production contient autant de bonté que de beauté. La bonté consiste à se préoccuper des plus démuni-e-s (les exploité-e-s/dominé-e-s), et la beauté se soucie d’offrir ce qu’il y a de plus agréable dans l’humanité.
Bien entendu, ce choix comprend un risque : combien de personnes savent que Shakespeare et Molière, par exemple, produisaient leurs œuvres sans être certains de dormir dans leur lit, et non dans un obscur trou de prison, avec le risque d’y être étranglés ou empoisonnés ? C’est que l’art authentique est d’abord révolte humaine contre l’injustice des dominateurs.
K. N.
Email : kad-n@email.com
Note
(1) « Éthique et Esthétique au théâtre et alentours », en accès libre ici : http://www.kadour-naimi.com/f-ecrits_theatre.html