Peintre, autrice et gardienne d’un patrimoine précieux, Essia Benbakir fait revivre dans son livre Jadis – Les atours de la femme dans le Constantinois tout un univers de raffinement et de mémoire.
À travers ses descriptions et ses toiles, elle sauve de l’oubli bijoux, étoffes, broderies et traditions, tout en évoquant une légende fondatrice, celle de Sidi Rached. Dans cet entretien, elle nous livre ses sources d’inspiration, son attachement viscéral à la ville de Constantine, et sa vision du lien entre spiritualité, identité et transmission.
Le Matin d’Algérie : Qu’est-ce qui vous a inspiré à écrire Jadis – Les atours de la femme dans le Constantinois ?
Essia Benbakir : Le fait de voir de beaux bijoux ou costumes appartenant à notre patrimoine tomber en désuétude et, même souvent, disparaître à jamais, m’a incitée tout d’abord à les décrire. Puis, mon pinceau prenant le relais, à les peindre, afin qu’ils soient gravés pour toujours dans nos mémoires. C’est une manière de lutter contre l’effacement, d’inscrire dans la matière ce que le temps menace de dissoudre. Car chaque pièce vestimentaire porte en elle une part de notre âme collective.
Le Matin d’Algérie : Pourquoi avoir choisi de raconter la légende de Sidi Rached dans ce livre ?
Essia Benbakir : Pour la simple raison que Sidi Rached était le saint patron de Constantine, et donc les Constantinois, comme vous le dites si bien, étaient appelés « oulède Sidi Rachade ».
C’est une figure tutélaire, un repère dans le paysage spirituel de la ville. Le nom même de Sidi Rached évoque un ancrage profond, un lien affectif avec nos racines.
Le Matin d’Algérie : Comment avez-vous mené vos recherches sur les traditions du Constantinois ?
Essia Benbakir : J’ai la chance d’appartenir à une très vieille famille constantinoise très conservatrice, donc mes aînés furent et sont toujours la source de mes informations.
Je me suis nourrie de leurs récits, de leurs gestes, de leurs silences aussi. La tradition orale fut pour moi une véritable bibliothèque vivante.

Le Matin d’Algérie : Quel rôle joue la mémoire collective dans la transmission de ce genre de récits ?
Essia Benbakir : Pour moi, la mémoire collective et notre patrimoine sont la source de tous mes écrits et de la plupart de mes peintures.C’est une forme de résistance douce : dire que nous avons été, que nous sommes encore. La mémoire est la matière première de l’identité.
Le Matin d’Algérie : La figure de Sidi Rached est-elle aussi une métaphore pour autre chose dans votre œuvre ?
Essia Benbakir : La légende de Sidi Rached n’est aucunement citée à l’intérieur de mon livre. En effet, dans le recueil, il n’est question que d’atours, c’est-à-dire de tout ce qui contribue à embellir la Constantinoise. La légende de Sidi Rached n’est évoquée que dans la quatrième de couverture de mon livre. Mais son ombre bienveillante plane sur l’ensemble du livre. Il incarne cette présence invisible qui veille sur la beauté et l’élégance féminine.
Le Matin d’Algérie : Comment percevez-vous le rapport entre spiritualité, histoire et identité dans la culture constantinoise ?
Essia Benbakir : La spiritualité est l’assise même de l’identité. Elle définit tout. À Constantine, le sacré irrigue le quotidien. Il façonne les comportements, les gestes, même dans l’art de se vêtir.
Le Matin d’Algérie : Quels messages espérez-vous transmettre à travers cette légende ?
Essia Benbakir : Je vous répondrais en vous citant deux maximes : « Diviser pour mieux régner » et, à l’inverse, « l’union fait la force ».Ces récits nous rappellent qu’un peuple uni autour de son histoire et de sa culture peut faire front aux vents contraires. Ils sont des leçons de sagesse déguisées en fables.
Le Matin d’Algérie : En quoi le vêtement traditionnel et les « atours » féminins évoqués dans votre livre s’articulent-ils avec cette légende ?
Essia Benbakir :Il n’y a aucun rapport entre les atours de la femme à Constantine et la légende de Sidi Rached, si ce n’est que ce dernier est aussi le saint patron de Constantine. Mais dans l’imaginaire populaire, tout se tisse. La beauté extérieure devient un hommage à une ville, à une mémoire collective.
Le Matin d’Algérie : Comment les femmes de Constantine participent-elles à la préservation du patrimoine immatériel ?
Essia Benbakir : Les femmes de Constantine participent à la préservation du patrimoine immatériel en le transmettant oralement ou par écrit, comme je viens de le faire. Elles sont les gardiennes silencieuses des savoirs anciens. Sans elles, bien des traditions se seraient déjà effacées.
Le Matin d’Algérie : Pensez-vous que ces récits légendaires ont encore un impact sur les jeunes générations ?
Essia Benbakir : Certainement, dans la mesure où ces récits évoquent leur identité et font appel à leur imagination.
Ils leur offrent un miroir, une appartenance. Ils permettent de rêver tout en s’enracinant.
Le Matin d’Algérie : Y a-t-il un autre personnage ou épisode du patrimoine constantinois que vous rêveriez de mettre en lumière ?
Essia Benbakir : J’ai écrit des contes, un traité sur la gastronomie et les atours à Constantine. Il ne reste plus que le malouf. En effet, Constantine est connue par ces quatre spécificités !
Le malouf, c’est l’âme musicale de la ville. J’espère un jour lui rendre hommage avec autant de détails et de passion.
Le Matin d’Algérie : Si vous deviez résumer votre livre en une phrase que vous aimeriez que les lecteurs retiennent, quelle serait-elle ?
Essia Benbakir : J’aimerais qu’ils retiennent le proverbe qui m’inspira ce livre : « Mâhwah’wahâwa’théhféth’en’ssaha », qui veut dire : « Constantine, son eau, son air et l’élégance de ses dames ! »
Ce proverbe est une déclaration d’amour à ma ville. Il résume à lui seul tout l’esprit de ce que j’ai voulu transmettre.
Entretien réalisé par Djamal Guettala