Soixante années après l’indépendance, la rédaction de leurs mémoires par des chefs militaires de haut rang, impliqués directement dans la guerre de libération nationale, ne s’est pas imposée comme pratique courante.
C’est qu’il s’agit, pour la plupart d’entre eux, de maquisards propulsés aux premiers rangs à leur corps défendant, issus le plus souvent de la paysannerie pauvre et ne disposant pas forcément du temps et des capacités intellectuelles nécessaires pour rassembler, ordonner et donner du sens à la foultitude d’évènements vécus au cours d’une très longue guerre.
Combien de ces personnalités ont disparu, ne laissant comme traces que des témoignages oraux et anecdotiques, destinés évidemment à se perdre tôt ou tard dans les méandres de la mémoire collective.
Aussi faut-il saluer l’heureuse initiative du trio Bentobbal, Daho Djerbal et Mahfoud Bennoune de nous donner à lire un récit aussi autorisé sur notre révolution. Même si, à coup sûr, le texte ne manquera pas de susciter débats et controverses pour ses dits et ses non-dits.
Nous découvrons dans ces mémoires un militant MTLD et un chef militaire courageux, solidement campé dans ses convictions et sans concessions avec ceux qui, y compris dans son propre parti, ne les partagent pas. Parmi les convictions de cet activiste radical assumé figure son rejet de toute politique réformiste, qu’elle émane des Français ou d’Algériens. Son credo, non négociable, est l’indépendance totale du pays comme horizon et la lutte armée comme seul moyen possible d’y parvenir.
Au point où Bentobbal révèle que la grande opération militaire du 20 août 1955, décidée par Zighout dans la wilaya 2, était conçue, notamment, pour compromettre l’initiative prise par des responsables des autres partis (centralistes, messalistes, UDMA, Ulémas,..) de négocier une issue à la guerre avec Jacques Soustelle, Gouverneur général de l’Algérie.
En effet, le communiqué de presse sanctionnant la dite rencontre « appelait à la constitution d’un front national pour combattre la violence », ce que Bentobbal interprète comme une volonté de mise à mort des révolutionnaires et de la révolution. Un point de vue partagé par le colonel Zighout, chef de la wilaya 2.
Un autre passage sur la même question et allant dans le même sens mérite d’être rappelé. Il s’agit du détournement sur Alger de l’avion transportant la délégation extérieure du FLN qui se rendait du Maroc à Tunis en octobre 1956. La réaction du colonel Bentobbal et de ses amis les plus proches à cet évènement est surprenante de spontanéité, mais aussi lourde de sens : « On ne peut s’imaginer la joie qu’une telle nouvelle causa en moi », écrit-il.
Elle exprime une conception populiste, c’est-à-dire monopoliste et autoritaire du pouvoir, selon laquelle seul le groupe à l’origine du déclenchement de la révolution s’arroge le droit de parler au nom du peuple, à l’exclusion de toutes les autres élites politiques. Ceux qui continueraient à le faire s’exposeraient à la marginalisation et n’auraient donc pas d’autre choix que de s’intégrer au FLN et… de se soumettre à ses dirigeants. Nous voilà renseignés sur l’origine d’une conception du pouvoir dominante encore aujourd’hui en Algérie.
Dans le même ordre d’idées, Bentobbal émet de fortes critiques à l’endroit du Congrès de la Soummam. Il remet en cause la composante humaine des instances dirigeantes issues de ce Congrès, décidée par Abane et Ben M’hidi. Fidèle à sa conception populiste de la lutte, il conteste l’intégration, au sein du CNRA, des forces politiques autres que les indépendantistes radicaux issus de l’Organisation spéciale (OS).
Il dénonce le fait que les centralistes du MTLD, l’UDMA et les Ulémas y soient devenus majoritaires, alors qu’ils ne sont pour rien dans le déclenchement de la révolution du 1ernovembre 1954. Cela au détriment des véritables révolutionnaires, seuls représentants, selon lui, des intérêts de la grande masse du peuple[1]. Il ajoute qu’il n’avait aucune confiance dans le CNRA, rappelant une confidence de Zighout affirmant sur le chemin du retour du Congrès : « D’après la composante humaine des instances qu’ils ont désignées, il est clair que ce n’est pas là le genre de personnes à défendre le peuple ou à se sacrifier pour lui » (p. 333).
En page 324, Bentobbal fait état de profondes divergences d’analyse, entre les congressistes, sur la situation politique en 1956. Il estime qu’Abane et Ben M’hidi commettaient l’erreur de considérer que la fin de la guerre était proche et que la France était mûre pour reconnaître l’indépendance de l’Algérie, alors que la situation réelle à l’intérieur du pays (répression et renforts militaires accrus) prouvait le contraire. C’est cette erreur d’appréciation, estime Bentobbal, qui amena les deux chefs politiques à décider le lancement de la grève des 8 jours (du 28 janvier au 4 février 1957) dont les conséquences furent catastrophiques : démantèlement de toutes les structures clandestines du FLN et arrestation massive des militants, en ville comme dans les campagnes, traque, puis exil forcé de tout le CCE hors de la capitale, emprisonnement et assassinant de Ben M’hidi,…
C’est aussi cette méprise sur la fin imminente de la guerre, estime encore Bentobbal, qui les amena à réfléchir, en 1956, à la préparation d’une direction intérieure et au choix des hommes prêts à prendre les rênes du pouvoir dès l’indépendance. Ainsi, Abane et Ben M’hidi sont carrément suspectés de rechercher le pouvoir pour le pouvoir, soucieux de se positionner au premier rang au moment de la course finale.
Vivement la réaction des spécialistes de la guerre d’Algérie sur un écrit qui suscitera, à n’en pas douter, bien des controverses.
Pr. Mourad Boukella
[1] Précisons que les centralistes Saad Dahleb et Benyoucef Benkhedda se sont même retrouvés au CCE (Comité de coordination et d’exécution), aux côtés de Ben M’hidi, Krim, Abane et le syndicaliste Aïssa Idir.
Daho Djerbal, Lakhdar Bentobbal : Mémoires de l’intérieur, tome 1, Chihab Editions, octobre 2021, 400 p., 1 200 dinars algériens.