Parmi les plus belles phrases de Montaigne, le fondateur de ce qu’on appelle aujourd’hui L’essai en littérature, écrivain et philosophe français (1533-1592), est ses mots sur la nature mouvante de la vie et du vivant : « Le monde n’est qu’une branloire pérenne : toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Égypte, et du branle public, et du leur. La constance même n’est autre chose qu’un branle plus languissant. »
Même l’explication montanienne de l’identité est de ce mouvement, un peu celle d’Héraclite avec sa fameuse eau fluviale en sempiternel mouvement, car en effet, « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.»
Montaigne ne croit pas en l’être humain comme être figé, il croit en l’humanité comme vertu. Il croit à la vie comme un incessant mouvement dont l’homme en est une preuve : « Je ne peins pas l’être, je peins le passage : non un passage d’âge en autre, ou, comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. »
Pourtant, malgré sa « révolution » ontologique en quelque sorte, l’auteur des Essais est resté conservateur sur tout ce qui est susceptible de provoquer un changement brusque, ce qu’on appellera plus tard la révolution.
Encore qu’il ait été en avance sur son époque et qu’il ait inspiré directement ou indirectement les Lumières, pour avoir défendu la liberté de religion et de conscience, dénoncé la barbarie des conquêtes, classé « l’homme blanc » comme plus barbare que ceux qu’on désignait de barbares alors, pour avoir déconstruit le pouvoir immense et inconscient de la coutume… il se méfiait des « nouvelletés » comme il disait. Il pensait que le mouvement des sociétés, constant, aussi irréductible qu’inéluctable, doit être au rythme de la vie ; sûr, lent, tranquille…
La réalité quand bien même imparfaite doit obéir à ses propres mécanismes et aux changements par la lenteur, la constance et la cause entrainant une autre pour ainsi dire. Autrement dit, à vouloir heurter le réel, à être tenté par l’envie d’accélérer l’histoire, on finit par enfanter d’une monstruosité sociale, d’une mutation à laquelle le réel n’est pas préparée ; et ça donne des génocides, des horreurs, des guerres à n’en plus finir, des vendettas de masses qui s’étirent des siècles durant… « Non par opinion mais en vérité, l’excellente et meilleure police est à chacune nation celle sous laquelle elle s’est maintenue. Sa forme et commodité essentielle dépend de l’usage.
Nous nous déplaisons volontiers de la condition présente. Mais je tiens pourtant que d’aller désirant le commandement de peu en un État populaire, ou en la monarchie une autre espèce de gouvernement, c’est vice et folie.» Pour Montaigne, l’ordre établi, déjà existant, même injuste, a déjà le mérite d’être connu et établi.
Montaigne est, comme n’importe quel être humain, l’enfant de son espace-temps ; or, la France du 16e siècle est marquée par la guerre des religions, ce qui explique sa peur et horreur des utopies.
Mais il nous est difficile de lire ces jours-ci de tels propos sans penser un tant soit peu à ce qui se passe en Syrie. Damas, le fief du dictateur Bachar Al-Assad et de la minorité alaouite en général rend les armes. Après 55 ans de règne sans partage, de père en fils, après la destruction quasi-totale du pays, des cris de liesse et de joie retentirent pour célébrer la fin de la terrifiante dictature. Les rebelles ont déchu le dictateur.
Cependant, aussitôt la liesse passée, s’est imposée à tous la question : quels rebelles ? Les islamistes djihadistes. Bref, que deviendra la Syrie débarrassée du dictateur par des islamistes armés jusqu’aux dents ? Et que deviendront les chrétiens, les plus vieux chrétiens du monde ? Que deviendront les Kurdes ? Que deviendront les femmes ? Que deviendront les minorités… ?
Et l’on en revient encore à la peur montanienne. Pire, si Montaigne se méfiait des horreurs des utopies, des doctrines détentrices de la vérité, l’islamisme n’est-il pas le contraire déjà de l’utopie ?
Les Syriens ont vécu l’innommable aux mains de l’armée et des milices de Bachar. Le pays respire, certes, mais la vie étant la vie, nous ne pouvons qu’émettre le vœu pieu de leur souhaiter le meilleur du monde, la meilleure route vers le possible démocratique.
De la ressource, le pays en a ; des civilisations, il en a vues aussi, des antiques et des récentes, toutes aussi brillantes ; des expériences de relative tolérance, il sait c’est quoi aussi… Pourvu que le pays s’en rappelle et y puise la quintessence.
Louenas Hassani, écrivain