La France connait depuis trois années une série de contestations fortes par des manifestations dans les rues. La loi El Khomri, le mouvement des gilets jaunes durant des mois et, aujourd’hui, la loi sur la retraite, la grogne dans les rues devient de plus en plus forte, voire violente. C’est un très vieux débat juridico-politique qui pose la question de la confrontation entre la démocratie des urnes et la démocratie de la rue.
Un point de départ, Victor Hugo
Quelle autre affirmation saurait mieux débuter mon propos que la célèbre citation de Victor Hugo, « Souvent la foule trahit le peuple » ?
L’idée est que la colère des foules, mal définie dans son projet politique, bruyante dans ses slogans, violente dans ses actions et incertaine dans son projet politique, finit toujours par se retourner contre le peuple.
La foule n’est pas le peuple, affirmait ce grand écrivain que beaucoup ignorent qu’il fut l’un des opposants politiques des plus agissants de son époque, jusqu’à la condamnation à l’exil.
La foule n’est pas le peuple car la foule agit souvent en meute, avec des composantes dont on oublie qu’elles étaient, hier encore, en confrontation idéologique et stratégique, parfois violentes.
La foule s’emporte rapidement pour des slogans, des discours et invectives guidés par l’enthousiasme du moment. Par méconnaissance de l’histoire, nombreux sont ceux qui ne tiennent pas compte de l’évidence selon laquelle jamais les révolutions ne sont nées, ou ont réussi, sans une approche politique et idéologique murement préparée en amont.
La rue contre la loi ?
Laissons de côté nos opinions respectives envers la réforme de la retraite, surtout que je suis d’accord avec l’opposition générale. Mais même en étant contre cette loi, j’ai du mal à penser que la loi serait celle de la rue.
Prenons un exemple, les énormes manifestations contre le mariage pour tous. On avait l’impression qu’une majorité du peuple de droite était dans la rue pour une opposition massive.
Or nous le savons, il s’agissait d’une minorité agissante. À cette époque, nous disions « ce ne sont pas quelques milliers d’enragés extrémistes qui font la loi ». Et nous avions raison.
Pourquoi ce que nous trouvions irrecevable pour une revendication de la rue, nous trouverions légitime aujourd’hui celle qui manifeste son opposition à la loi de la retraite.
C’est l’un des plus grands dangers pour la démocratie car le populisme n’est jamais loin. Celui-ci prend toujours racine sur l’argument qu’une élite prend des décisions contraires aux intérêts du peuple et qu’il faut renverser le système qui est tenu par ces élites.
De Castro à Mao, l’argument est le même, alors que ce système était le leur. Et lorsque la crise économique frappe cruellement un peuple, lorsque sa colère contre les dirigeants monte, c’est là où les choses peuvent basculer, de la démocratie aux régimes les plus détestables.
La démocratie, c’est la loi majoritaire
En considération de ce que je viens de rappeler, quelle serait la valeur de mon vote aux législatives ou à la présidentielle si c’est la loi de la rue qui s’impose, proclamée par une minorité et pas le vote des millions d’électeurs ?
Si je suis contre la loi sur la retraite, qu’adviendra-t-il si je vote pour un parti politique qui en prévoit une autre à laquelle j’adhère ? Mon vote, s’il correspond à la majorité des suffrages, ne compterait pour rien ?
Il faudrait, au lieu de voter, que je porte un gilet rose, que je tambourine sur une casserole et que je chante, pour obtenir satisfaction ?
La démocratie, c’est le vote et la loi majoritaire. Si la colère de la rue et celle des sondages est l’expression majoritaire, alors qu’elle s’exprime politiquement et qu’elle essaie de s’organiser en partis politiques, ou que les opposants à la loi votent pour ceux qui remettent en cause les lois contraires à l’opinion de leurs électeurs.
Et si Jean Luc Mélenchon souhaite la VIème république, ce qui est parfaitement légitime (c’est d’ailleurs conforme à mon opinion personnelle) alors qu’il réussisse à convaincre une majorité d’électeurs à rejoindre le mouvement. Où sont-ils, ces électeurs et pourquoi a-t-il échoué trois fois lorsqu’il s’est présenté aux élections ? Et pourquoi l’opposition de la NUPES, farouchement solidaire des manifestations syndicales, n’obtient toujours pas la majorité au Parlement si elle affirme que la loi sur la retraite est contre la volonté du peuple.
Si nous nous écartons de cette règle première de la démocratie, alors c’est la loi de la rue qui l’emporte. Où pourrait-elle nous mener et pourquoi des élections ?
Oui, la rue est pourtant légitime à porter la colère. C’est son droit constitutionnel et ce serait la plus grave des attaques contre la démocratie que d’interdire les manifestations. Oui, elle peut essayer d’influer sur les décisions des dirigeants, les menacer d’un vote protestataire, ce qui est son légitime objectif. Oui, elle peut amener une majorité du peuple à voter autrement que ce qui est proposé par l’exécutif contesté.
Oui, la démocratie est la confrontation des colères, quand bien même prendrait-elle origine par la rue. Non, absolument non, si la rue pense avoir la légitimité d’imposer la loi par sa simple colère.
Une seule exception qui légitime la loi de la rue, la dictature
Si la rue pense que nous sommes en dictature en France, si celle-ci lui semble manifeste, alors la révolution de la rue est légitime et nécessaire.
Et dans ce cas, il faut en prendre la responsabilité et aller au-delà des cris dans la rue. Contre une dictature, la violence est légitime et doit aller plus loin car manifester c’est reconnaître la valeur constitutionnelle de la dictature qui en donne la liberté.
Voilà pourquoi j’ai été un des plus critiques envers le Hirak algérien. Car dans ce cas, nous sommes dans une dictature militaire des plus féroces. La colère révolutionnaire est légitime contre le pouvoir militaire en place.
Danser et hurler dans les rues, sans organisation politique solide, des porte-paroles identifiés et un projet solidement conçu, c’est s’intégrer à la liberté de manifester, encadrée et autorisée par les généraux au pouvoir.
Dans ce cas je comprends la colère de la rue mais encore faut-il qu’elle puisse prendre une forme révolutionnaire. Elle n’est pas forcément la prise des armes, j’en serais moi-même incapable, mais toutes les autres formes sont possibles, dures et sans concession, comme la désobéissance civile.
Vouloir délégitimer les institutions françaises, c’est prendre un risque énorme de le qualifier de dictature. Car, il faut s’en donner les arguments et les moyens de la combattre si c’est le cas. Je ne le pense vraiment pas, l’appel à la sédition de Jean-Luc Mélenchon est dangereux car il discrédite les institutions et un pouvoir politique élu. Nous l’avons dit, c’est la porte ouverte au populisme.
L’opposition qui a manifesté dans la rue a-t-elle l’argument légitime pour l’affirmer ? Alors que le peuple français entre en insurrection s’il estime que la France est une dictature.
Je ne crois pas que les millions de votants qui constituent le corps électoral soient convaincus par les dizaines de milliers de manifestants. C’est cela la réalité, après treize manifestations de rue et une quatorzième annoncée le 6 juin.
Je suis pourtant contre cette réforme (qui impacte mes enfants, pas le futur retraité que je suis en septembre). Mais j’ai conscience que les mots ont une signification et celui de dictature demande une précaution extrême avant de lancer les foules vers l’irréversible.
La dictature, je la connais, je l’ai vécue. La foule, je l’ai toujours vu supporter le régime militaire. La foule que dénonce Victor Hugo, je m’en méfie au plus profond de moi-même si elle n’a pas un projet politique bien mûri, coordonné et assumé ainsi que derrière elle, une écrasante majorité du peuple qui la soutient.
Boumédiene Sid Lakhdar, enseignant