Avec La Fertilité du mal d’Amara Lakhous (Actes Sud) et La Fin du Sahara de Khatibi Saïd (Gallimard), deux romans traduits par Lotfi Nia, c’est une Algérie fracturée, hantée par ses non-dits et ses renoncements, qui s’écrit. Deux récits noirs où l’Histoire rattrape les corps, les villes et les consciences.
Oran, 5 juillet 2018. Sud algérien, septembre 1988. Deux moments clés, deux époques charnières, deux meurtres. Dans ces romans récemment traduits en français par Lotfi Nia, le polar devient prétexte à une dissection chirurgicale de l’Algérie post-indépendance. Derrière les intrigues policières, c’est la société tout entière qui passe à la barre des accusés.
Oran, fête de l’indépendance et cadavre mutilé
Dans La Fertilité du mal, Amara Lakhous situe son récit à Oran, un jour de fête nationale. Le colonel Soltani, officier des services antiterroristes, est dérangé chez sa maîtresse : un ancien combattant du FLN, devenu magnat du pouvoir algérien, vient d’être retrouvé égorgé et mutilé. Ce crime n’est pas seulement un fait divers : il dévoile les soubassements d’un pouvoir où les anciens héros sont devenus les nouveaux prédateurs.

À travers l’enquête de Soltani, Lakhous dépeint une ville schizophrène, partagée entre ruines coloniales et quartiers arrogants, entre silence imposé et colère contenue. Dans ce roman noir à la fois politique et existentiel, l’auteur explore la dégénérescence d’un régime qui a trahi les promesses de la révolution.
Contrairement à ses précédents romans écrits en italien, Amara Lakhous a ici choisi de revenir à l’arabe, sa langue d’origine. Un choix fort, symbolique, qui donne au récit un enracinement profond. La traduction de Lotfi Nia, fluide et exigeante, restitue avec justesse les tensions de cette langue sèche, mordante, parfois cruelle, mais toujours habitée.
Une chanteuse morte, un désert en colère
La Fin du Sahara, de Khatibi Said, se déroule à la veille des événements d’octobre 1988, dans une ville saharienne frappée par la faim, les criquets, et la lassitude. Une chanteuse, Zakia Zaghouani, est retrouvée morte. Un homme est arrêté. Mais très vite, l’enquête s’enlise : tout le monde semble avoir une raison de se taire… ou de haïr la victime.
Le roman se transforme en une fresque sociale dense, où chaque voix – policier, avocate, mère, voisin – dévoile un pan du refoulé collectif. Derrière ce meurtre, c’est une communauté entière qui se déchire, minée par les secrets, les frustrations, les petites trahisons et les grandes désillusions. Le roman interroge aussi la place des femmes dans une société sclérosée par le patriarcat et l’honneur.

Là encore, Lotfi Nia signe une traduction fine, rigoureuse, qui respecte la polyphonie du roman sans l’aplatir. Il réussit à transmettre l’oralité, les colères sourdes et les douleurs muettes de cette Algérie périphérique trop souvent absente du récit national.
Traduire l’Algérie au scalpel
Traducteur discret mais essentiel, Lotfi Nia fait ici bien plus que transposer des mots : il rend audible une Algérie qu’on préfère souvent taire, ou masquer sous les discours commémoratifs. En traduisant ces deux œuvres puissantes et sombres, il contribue à restaurer un espace de vérité littéraire, où la fiction permet de dire ce que l’histoire officielle refoule.
La Fertilité du mal et La Fin du Sahara ne sont pas seulement des romans policiers. Ce sont des autopsies de l’Algérie contemporaine, où l’on cherche moins le coupable que la cause profonde du mal. Et peut-être aussi, au détour d’une page, un espoir de sursaut.
Djamal Guettala
La Fertilité du mal, Amara Lakhous, traduit de l’arabe par Lotfi Nia, Actes Sud, 288 pages, octobre 2024
La Fin du Sahara, Khatibi Said, traduit de l’arabe par Lotfi Nia, Gallimard (Folio Policier), 320 pages, mars 2025