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Doro, el kilou esserdines !

Sardine

L’un des cours les plus récurrents auprès des étudiants est celui de la valeur acquise dans le temps. Ce n’est pas difficile à en comprendre l’utilité si on laisse de côté les formulations mathématiques (par ailleurs très simplifiées dans nos cours).

Autrement dit que vaut mon euro actuel, dinar, ou dollar canadien, dans quelques années, en considérant un taux d’inflation de tel pourcentage. Pour les emprunts le taux retenu est celui des intérêts car il est censé évoluer en fonction de l’inflation (résumé très bref).

C’est une question très importante pour l’évaluation de son patrimoine, des emprunts et des investissements.

Ceux qui n’ont pas compris malgré cette très grossière simplification, fallait bien travailler à l’école ! Cheh ! (je le dis bien entendu avec la fausse engueulade d’un prof dans laquelle se cache toujours un sentiment d’affection).

Pourquoi je vous parle aujourd’hui de ces choses « barbantes » alors que vous buvez tranquillement un bon café avec votre journal ?

Tout simplement parce qu’on vient de me rappeler le prix actuel d’un kilo de sardines à Oran. Si je n’avais pas l’habitude d’entendre des prix astronomiques depuis que je suis parti, pour les sardines, j’ai fait un bond aussi haut que le prix.

Comment ne pas se rappeler de cette phrase iconique qui nous restera toujours à la mémoire « Doro, el kilo esserdines ! ». Et nous voilà dans notre sujet de départ. Est-ce que cela a explosé ou c’est nous qui n’avons pas actualisé les prix dans notre souvenir et dans nos calculs ? Ce sont les fameuses valeurs actuelles et acquises.

On l’entendait du fond de la rue. Tata Hlima ne comprenait pas pourquoi il ameutait le quartier car il arrivait avec la ponctualité d’une horloge atomique (c’était l’une des rares choses à l’heure).

Nous commencions à sentir l’odeur qui se dégageait de son frigo posé sur sa carriole,  quelques volées de glace qui avaient fondues dès son départ des halles. Le pauvre âne qui trainait sa vie et, bien que ce ne soit pas souvent, il s’arrêtait instinctivement aux pas des portes qui avaient l’habitude de s’ouvrir pour des sardines à un doro le kilou.

Puis il repartait sur le son de « Huuuue…. ! ». Personne n’a jamais su quel était le sens de cette onomatopée. Puis il s’arrêtait au son de « Riiiite ! » que chacun a compris que ce n’était pas une onomatopée mais un reste très lointain du cours de français à l’accent local, « arrête ! ». Là également n’y voyez que la tendresse.

Le pauvre âne ne trainait pas seulement la lourde carriole qui n’avait pas encore la direction assistée des camionnettes qui suivirent, mais aussi supporter l’odeur pénétrante des sardines et endurer tous les jours le braillement interminable du « Doro el kilou esserdines ! ».

Puis nous voilà à la porte de tata Hlima. Tous jours que la rotation de la terre fait revenir, elle posait cette question dont la réponse était tous les jours identique et le son du hurlement très annonciateur « Doro el kilou ! ». Le souvenir de l’existence d’une pancarte sur laquelle on lit le prix ne m’est plus disponible. De toute façon, tata Hlima ne savait pas lire.

Comme à son habitude, elle lui dit ce qu’ont dû lui dire toutes les clientes depuis le début de son périple. Et comme à son habitude il répondit ce qu’il avait dit à toutes, « Je vous jure que je ne gagne rien avec le prix d’achat que j’ai dû subir ».

Oran n’était pas épargnée par un phénomène économique mondial, les commerçants vendent toujours au prix de revient et selon le niveau de plainte de leur part, même en dessous. Walras et Ricardo étaient de piètres économistes pour ne pas s’en être rendu compte.

Et puis vers le début des années 70, les yeux de tata Hlima sont sortis de leur orbite lorsque le vendeur à la carriole lui a dit « Deux doros el kilou ». Sa réponse fut « je t’ai demandé un kilo, pas toutes les sardines de tous les océans ! ».

Voilà ce qu’est la leçon de notre début, comment comparer les prix en évolution dans le temps ? Tout le monde me dit en voulant me faire part de la baisse du niveau de vie, cette référence de « Tu te souviens du bon temps du doro el kilou esserdines ? ».

Lorsqu’on m’a informé du prix de la sardine qui avait justifié ma chronique, je pensais qu’on me parlait du prix du kilo de requin. Et je m’imaginais ce pauvre âne qui poussait la charrette avec la terreur d’une mâchoire de requin qui effleurait ses hanches.  

Puis, toujours après le moment d’effroi, je reprenais raison avec le phénomène de la valeur des prix qui est toujours à évaluer dans le temps selon la valeur acquise. La valeur dans le temps des salaires et leur augmentation étant toujours à prendre en considération pour évaluer le pouvoir d’achat.

Mais je suis persuadé, avec le gigantisme de l’envolée des prix, croissance ou pas, il y a toujours des tatas Hlima qui écarquillent les yeux devant le prix du requin alors que le salaire apporté à la maison par l’oncle Hamza avait évolué en sens inverse.

Eh oui, j’ai oublié de vous dire que pour la formule du calcul il existait des valeurs négatives. Une considération qui change tout, la sardine est bien devenue un requin depuis cette époque.

Ou se sont les intermédiaires dans la chaine économique qui le sont devenus. Ils ne sont plus avec des carrioles et un âne.

Un jour le pauvre âne trainera une baleine.

Boumediene Sid Lakhdar

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