Qu’est-ce qu’un Palestinien déchiqueté par une bombe américaine larguée aveuglément sur un quartier de Gaza au nom de la « lutte contre le terrorisme » ? Au pire, un « terroriste mis, temporairement ou définitivement, hors de l’état de nuire », au mieux, « un Arabe de moins ».
C’est ce que je comprends des énoncés frelatés, complices de l’arrogante barbarie génocidaire en cours contre les Palestiniens, que j’écoute dans certaines radios et télévisions françaises qui expliquent doctement que « les civils gazaouis sont prévenus par des tracts écrits en arabe avant chaque bombardement » ou des niaiseries de Joe Biden et d’Olaf Scholz expliquant que « nous sommes en train d’étudier la protection des civils de Gaza avec notre allié ».
Au nom de l’instrumentalisation la plus scandaleuse du siècle des principes démocratiques et de l’héritage des Lumières, les Etats du « monde libre » mentent éhontément en menant un combat acharné contré la vérité ensanglantée d’une situation coloniale qui perdure depuis presque un siècle. Nous avons bien retenu la leçon depuis longtemps : entre l’inhumanité coloniale des dominants et le « terrorisme » des dominés, le « deux poids, deux mesures » enseigne sans craindre la déchéance morale : « l’humanité des civilisés est dans leur inhumanité ».
Professeur d’histoire-géographie dans le secondaire, historien, chercheur indépendant, , fin connaisseur du conflit israélo-arabe et membre du comité de rédaction de « Yaani », le nouveau blog des jeunes chercheurs de terrain qui propose des « regards critiques sur les contextes israélo-palestiniens, les rapports coloniaux qui les structurent et les oppressions systémiques » des Palestiniennes et des Palestiniens, Thomas Vescovi livre au Matin d’Algérie ses analyse sur la situation coloniale palestinienne et le génocide en cours à Gaza.
Le Matin d’Algérie : Selon vous, existe-t-il des rapports entre le sionisme, le racisme et le colonialisme ?
Thomas Vescovi : A l’origine, le sionisme devait permettre aux populations juives européennes de s’émanciper, de se libérer de l’antisémitisme. Mais, entendant créer un Etat pour ces juifs stigmatisés et discriminés en Europe sur un territoire peuplé depuis des siècles, la Palestine, où la majorité des gens ne sont pas juifs, ce mouvement va déployer un projet colonial. Et vu que le colonialisme est fondé sur le racisme, logiquement, le sionisme, en tant que projet colonial, va à son tour produire du racisme. Du racisme évidemment contre les Palestiniens, contre les Arabes plus généralement, mais aussi contre les juifs venus du Maghreb et du Machrek. Dès leur arrivée en Israël dans les années 1950-1960, ils vont se retrouver dans l’obligation de mettre de côté leur identité arabe au profit d’une identité juive construite en majeure partie par le nouvel Etat d’Israël et le sionisme, c’est-à-dire une identité fondée sur l’idée que le judaïsme est avant tout une identité nationale.
Le Matin d’Algérie : « Gaza n’est pas un territoire occupé » ; « Gaza aurait pu être un petit Singapour » ; « le retrait d’Israël de la Cisjordanie provoquerait de nouveaux pogroms » ; « Israël a le droit de se défendre ». Dans la presse et l’audiovisuel français, de tels propos se répètent en boucle, dans une indifférence totale vis-à-vis du génocide en cours. Un Etat colonial, a-t-il réellement le « droit de se défendre » des conséquences d’une entreprise coloniale inhumaine qui perdure depuis des décennies ?
Thomas Vescovi : Au niveau du droit international, Israël, en tant qu’Etat reconnu au niveau des Nations Unis, a le droit de se défendre quand une puissance étrangère attaque son sol. Cependant, ce droit à la défense doit respecter des conditions très strictes. Premièrement, la proportionnalité : on ne peut répondre de manière disproportionnée face à une attaque donnée. Deuxièmement, la réponse à une éventuelle attaque doit garantir la protection des population civiles. Ces deux conditions ne sont absolument pas respectées dans la bande de Gaza aujourd’hui. Mais le point le plus important dans ce débat, c’est que le droit à la défense ne peut pas s’appliquer sur des attaques venant d’un territoire occupé. Le peuple palestinien vit sous une oppression et une dépossession coloniale depuis au moins 1967, voire depuis 1948 ou même avant. A partir de cet état de fait, la question peut se poser : quelle validité pour l’argument du « droit de se défendre » que l’Etat d’Israël brandit dans la guerre qu’il mène contre Gaza, ce territoire qu’il occupe aux yeux du droit international ? La réponse est évidente : non ! Le droit international ne réserve pas ce droit à un Etat colonial. De ce fait, « le droit à la défense » qu’Israël évoque depuis le 7 octobre 2023 ne peut pas fonctionner comme argument dans la manière dont son armée se comporte et agit.
Le Matin d’Algérie : Concomitamment à la guerre génocidaire en cours à Gaza, la répression et la colonisation en Cisjordanie n’a pas cessé de s’intensifier depuis le 7 octobre 2023. Pouvez-vous nous donner un aperçu général de ce qui s’y passe ?
Thomas Vescovi : Depuis le 7 octobre 2023, le processus de nettoyage ethnique dans nombre de villages de Cisjordanie, en cours depuis des décennies, s’est brutalement accéléré. Puisque les regards sont tournés vers Gaza, les colons les plus violents, protégés et soutenus par l’armée israélienne, agissent en totale impunité. Il faut rappeler qu’en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, on a plus de 700 000 israéliens installés illégalement sur des terres palestiniennes. Une partie significative d’entre eux agissent afin d’expulser les Palestiniens de toutes les zones rurales pour les obliger de se cantonner dans des zones urbaines. Les colons et l’armée ont dépeuplé, partiellement ou totalement, plusieurs dizaines de communautés villageoises palestiniennes. Les attaques contre les civils se comptent par centaines, des agressions et des violences, avec parfois des meurtres pour inciter les gens de partir. Des milliers d’arrestations arbitraires de militants palestiniens sont aussi enregistrées. Mais l’acmé de la violence coloniale sont les opérations extrêmement violentes dans des camps ou des villes comme Tulkarem, Jénine ou Naplouse où sont encore présents plusieurs groupes armés palestiniens qui tentent d’opposer une forme de résistance à l’armée coloniale israélienne. Pour le dire d’emblée, la situation est extrêmement complexe en Cisjordanie : la population civile, colonisée, désarmée et sans aucune protection, fait face quotidiennement aux incursions de de l’armée et aux attaques criminelles des colons.
Distribution alimentaire à Gaza : des tirs israéliens font plus de 100 morts
Le Matin d’Algérie : Le 7 octobre 2023, l’offensive militaire du Hamas sur des sites de l’armée israélienne a laissé dernière elle quelques centaines de civils israéliens atrocement massacrés. Ces crimes de guerre, annulent-ils le caractère militaire cette offensive ? Quelle est la caractérisation la plus juste de cet événement qui, selon le Hamas et plusieurs courants du mouvement national palestinien, s’inscrit dans le cadre d’une lutte de libération nationale ?
Thomas Vescovi : Concernant le 7 octobre 2023, les chiffres dont on dispose actuellement font état de 1149 victimes israéliennes parmi lesquelles on doit différencier 700 civils, environ 380 soldats et policiers et quelques travailleurs étrangers, notamment asiatiques. Sur la manière de qualifier le 7 octobre 2023, il y a le narratif voulu par les groupes armés palestiniens, notamment le Hamas, mais en termes de droit international, il n’empêche que les images dont on dispose ne peuvent pas contredire le fait qu’on a eu affaire à des crimes de guerre, voire à des crimes contre l’humanité, dès lors que des civils ont été ciblés de manière indiscriminée. Cela étant dit, il faut préciser que si l’attaque du 7 octobre est largement soutenue par l’opinion publique palestinienne, cette même opinion considère quasi unanimement qu’il est impensable qu’une telle attaque doit impérativement prendre pour cible des civils désarmés, des femmes et des enfants.
Les bombardements israéliens ont fait près de 30 000 morts à Gaza
La manière dont les groupes armés palestiniens vont présenter le 7 octobre est déterminante pour leur capacité dans l’avenir à pouvoir se présenter comme le représentant le plus légitime du peuple palestinien. Mais, lorsqu’aujourd’hui des ONG ou des juristes parlent de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, il est évident que cela remet en question une partie de la narration du Hamas qui, lui, dit ne pas avoir voulu cibler des populations civiles. En dépit du fait qu’on a eu plusieurs bases militaires attaquées le 7 octobre (les images et les vidéos sont là pour en témoigner), il n’empêche que dans plusieurs kibboutzim et villages entourant la bande de Gaza (la rave-party, par exemple), les images et les vidéos dont nous disposons montrent clairement que des civils ont été ciblés de manière volontaire et indiscriminée.
Le Matin d’Algérie : Nombre de Palestiniens d’Israël subissent de plein fouet la militarisation à marche forcée des médias et des universités après le 7 octobre 2023. Peut-on dire sans naïveté qu’un « camp de la paix » existe toujours dans la « seule démocratie » coloniale du Proche-Orient ? Que représente la gauche anticoloniale qui y appelle à un cessez-le-feu immédiat ?
Thomas Vescovi : En ce qui concerne le « camp de la paix » et la gauche israélienne, il y a bien longtemps qu’elle ne pèse pas grand-chose, puisqu’Israël est un pays qui s’est profondément droitisé dans le sens où, et je l’ai expliqué dans plusieurs articles – notamment dans mon livre L’Echec d’une utopie, Israël étant un pays qui s’est construit sur une base ethnique, c’est-à-dire un pays qui doit garantir des droits à une partie de sa population, tous ceux qui vivent dans ce pays et ne peuvent pas prétendre à ce groupe national, les « non-juifs », sont peu à peu soumis à des discriminations qui ne cessent de se renforcer à mesure que la droite est au pouvoir. Aujourd’hui, la droitisation tous azimuts d’Israël a marginalisé toute une partie de la gauche israélienne, notamment la gauche la plus anticoloniale, celle liée au parti communiste israélien qui est composée, il faut le rappeler, d’Israélien juifs, mais aussi de Palestiniens qui ont la citoyenneté israélienne. Sur ce « camp de la paix », j’ajoute qu’il y a toute une couche très minoritaire de la population israélienne qui manifeste pour demander un cessez-le-feu et le respect des droits des Palestiniens. Ils ont manifesté à plusieurs reprises depuis le 7 octobre 2023, à Haïfa, à Tel-Aviv et à Jérusalem-Ouest. Et même s’ils sont soumis à une forme de répression policière, ces groupes-là demeurent actifs dans la minorité politique qui est la leur.
Le Matin d’Algérie : Dans un Etat orwellien où le colonisé est sans cesse accusé de martyriser son colonisateur, peut-on encore parler sérieusement d’une « solution à deux Etats » ?
Thomas Vescovi : Si, à titre personnel, je pense que la solution à deux Etats n’est plus opérante, je continue de respecter les personnes qui la revendiquent et demandent la création d’un Etat palestinien indépendant et souverain sur les terres de 1967, parce que je sais à quel point c’est un idéal directeur pour beaucoup de personnes aux quatre coins du monde, surtout au Proche-Orient.
Cependant, je crois, et pour être tout à fait honnête et sincère, que ceux qui défendent la solution à deux Etats doivent en permanence rappeler que cela n’est possible que sous deux conditions bien précises sans lesquelles tout appel à la résolution de ce conflit serait une hypocrisie. La première : un processus de décolonisation de tous les territoires palestiniens censés devenir le futur Etat de Palestine (décolonisation veut dire forcément réappropriation des ressources naturelles aux Palestiniens, partage des richesses, possibilité d’une souveraineté pleine et entière pour les palestiniens, ce qui actuellement n’est pas prévu du tout) ; la seconde : prendre des sanctions fermes contre l’Etat d’Israël qui colonise, occupe et donc empêche le fait que cette solution advienne. Le pouvoir colonial israélien agit systématiquement contre l’aboutissement de cette solution et cette politique suprémaciste ne prendra fin qu’avec des pressions et des sanctions internationales. Le rapport de force ne peut changer qu’avec la mise en application de ces deux conditions. Sinon, qu’est-ce qui obligerait un Etat colonial et oppresseur de poursuivre un processus constitutif de sa politique intérieure et extérieure depuis sa création ?
Propos recueillis par Faris Lounis
Journaliste indépendant
Bibliographie sélective :
La mémoire de la Nakba en Israël, Paris, L’Harmattan, 2015.
L’échec d’une utopie. Une histoire des gauches en Israël, Paris, La Découverte, 2021.