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mercredi 16 juillet 2025
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Écrire au bord du vertige : Karim Benkrimi, du monde des chiffres aux troubles du cœur

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Il a longtemps jonglé avec les chiffres, disséqué les courbes, dompté les algorithmes froids du monde bancaire. Puis un jour, Karim Benkrimi a posé sa plume ailleurs. Là où les formules ne suffisent plus, là où les certitudes vacillent : dans les zones grises de l’intime. Avec L’amour au temps du Corona, son cinquième roman, il quitte le champ balisé des essais techniques pour plonger dans les remous de l’humain en crise.

Dans ce récit né du silence pandémique, il questionne le désir, la solitude, les faux-semblants et les fragments de vérité qui affleurent dans les moments de bascule. Sous ses airs de chronique sentimentale, son roman se révèle un miroir social, un prisme psychologique, un chant discret mais lucide sur les blessures modernes.

Pour Le Matin d’Algérie, Karim Benkrimi revient sur cette mue littéraire, entre lucidité ironique et besoin vital de fiction. Un passage du calcul au vertige, du contrôle à l’émotion.

Le Matin d’Algérie : Vous êtes issu du monde bancaire, avec deux essais spécialisés. Qu’est-ce qui vous a conduit à passer à la fiction romanesque ?

Karim Benkrimi : C’est une transition qui peut sembler surprenante, mais qui, pour moi, s’est faite assez naturellement. Après des années à travailler dans un environnement structuré, rigoureux, avec ses codes et ses contraintes, j’ai ressenti le besoin d’explorer une autre forme d’expression. Le monde bancaire est fascinant, mais il laisse peu de place à l’émotion, au doute, à la nuance. Et pourtant, derrière les chiffres, il y a toujours des trajectoires humaines, des dilemmes, des ambitions, des failles.

La fiction m’a offert ce que l’écriture spécialisée ne permettait pas : la liberté. La liberté de créer des personnages complexes, de m’attarder sur leurs contradictions, de raconter l’envers du décor. Là où un ouvrage technique exige précision et démonstration, le roman m’autorise à explorer l’incertitude, les non-dits, parfois même l’irrationnel.

Il y a aussi, je crois, une volonté de toucher un public plus large. Mes précédents livres s’adressaient avant tout à des professionnels, et L’amour au temps du Corona est mon cinquième roman. Avec la fiction, je peux parler à tout le monde — pas pour simplifier, mais pour raconter autrement. Et souvent, ce sont les mêmes thématiques qui reviennent : le pouvoir, la peur de l’échec, la solitude dans des environnements ultra compétitifs… mais traitées par le prisme de l’intime, du vécu.

Enfin, il y avait sans doute aussi un besoin personnel de renouvellement. Écrire de la fiction, c’est une façon de retrouver une forme de légèreté, même quand on aborde des sujets graves. C’est une autre respiration.

Le Matin d’Algérie : Votre roman L’amour au temps du Corona se déroule dans un contexte pandémique bien réel. Pourquoi avoir choisi cette période si particulière comme décor ?

Karim Benkrimi :J’ai choisi cette période parce qu’elle représente un moment de bascule, un temps suspendu où les repères habituels ont volé en éclats. Le confinement, la distanciation, l’angoisse collective, mais aussi le silence des villes, ont révélé une autre manière de vivre — plus intérieure, plus vulnérable. Ce contexte extrême permettait d’explorer des émotions à vif, de mettre à nu les relations humaines, notamment amoureuses.

L’amour en temps de pandémie, c’est l’amour mis à l’épreuve de l’isolement, de la peur de l’autre, mais aussi du besoin vital de lien. Cela m’a offert une toile de fond à la fois intime et universelle, une sorte de laboratoire émotionnel pour mes personnages. Et puis, au fond, écrire sur cette période, c’était aussi une façon de la digérer, de la transformer en fiction pour mieux la comprendre.

Le Matin d’Algérie : Rachid et Rams sont deux personnages en quête de séduction. Vous inspirez-vous de personnes réelles pour les façonner ?

Karim Benkrimi :Oui, forcément. Quand on crée des personnages, même s’ils sont fictifs, on puise toujours un peu dans le réel. Rachid et Rams ne sont pas des copies conformes de gens que je connais, mais ils sont nourris de fragments d’observations, de conversations entendues, d’attitudes croisées, parfois même d’émotions personnelles. Ce sont des archétypes, mais avec des failles très humaines. Leur quête de séduction, par exemple, reflète à la fois une envie d’être aimé, de briller, mais aussi parfois une peur de ne pas être à la hauteur. Et ça, je crois que c’est quelque chose de très universel. Donc oui, ils ont quelque chose de réel, même si personne ne pourrait dire : « Tiens, ça c’est moi ! »

Le Matin d’Algérie : Sarah, objet de désir entre les deux hommes, semble incarner l’innocence ou l’aveuglement. Que symbolise-t-elle pour vous ?

Karim Benkrimi : Pour moi, Sarah incarne une forme de paradoxe. Elle est à la fois désirée et passive, regardée et rarement entendue. Elle peut symboliser cette idée d’innocence, non pas parce qu’elle est naïve, mais parce qu’elle est projetée comme telle par les hommes qui l’entourent. C’est cette projection qui me frappe : elle devient un miroir de leurs fantasmes, de leurs failles, parfois même de leur violence.

Mais je ne la vois pas uniquement comme une victime ou une figure effacée. Elle représente aussi un aveuglement plus large — celui d’une société qui, trop souvent, réduit les femmes à des rôles symboliques sans leur laisser le droit à la complexité ou au désordre. Sarah est peut-être silencieuse, mais elle reflète tout ce qu’on ne veut pas entendre : la pression du regard masculin, le poids du désir des autres, et le peu de place laissé à son propre désir.

En ce sens, elle est profondément politique. Elle me fait penser à ces personnages qui, sans dire un mot, dénoncent tout ce qui les entoure simplement par leur présence.

Le Matin d’Algérie : Ce roman aborde-t-il uniquement le thème de l’amour ou peut-on y lire d’autres strates, plus sociales ou psychologiques ?

Karim Benkrimi :Non, ce roman ne se limite pas au thème de l’amour. Certes, l’amour est un fil conducteur, parfois moteur des actions ou révélateur des personnages, mais il n’est qu’une porte d’entrée vers des strates plus profondes. J’ai voulu explorer des questions sociales, comme le poids des origines, les mécanismes d’exclusion ou encore les tensions entre apparence et vérité. Il y a aussi une dimension psychologique très présente, notamment autour de la construction de soi, de la mémoire, des blessures invisibles que chacun porte. Les personnages ne vivent pas l’amour dans un vide : ils le vivent dans un monde qui les façonne, les blesse, les transforme.

L’amour devient donc un prisme à travers lequel apparaissent des enjeux plus larges, parfois même plus sombres, que j’ai tenu à creuser sans les surligner.

Le Matin d’Algérie : Quel rôle joue l’humour, parfois discret, parfois plus frontal, dans votre écriture ?

Karim Benkrimi :L’humour joue un rôle essentiel dans mon écriture, mais il s’exprime de façons très différentes selon le ton du texte, le sujet, ou même l’état d’esprit dans lequel je me trouve en écrivant. Parfois, il est discret, glissé entre les lignes, presque invisible — comme un clin d’œil complice au lecteur. C’est une manière de créer une proximité, de désamorcer une tension, ou simplement de donner un peu de légèreté à des sujets plus graves.

D’autres fois, l’humour est plus frontal, plus assumé. Il peut servir à dénoncer, à provoquer, ou à bousculer les habitudes de lecture. Mais même dans ces cas-là, je cherche à ce qu’il reste au service du propos, qu’il ne soit jamais gratuit. Pour moi, l’humour est une forme de lucidité. Il permet de prendre du recul, de voir les choses autrement, et parfois même d’aller plus loin dans la vérité. Il me permet de dire beaucoup… tout en semblant ne pas trop en dire.

Le Matin d’Algérie : Comment avez-vous vécu l’expérience d’écrire un roman après deux ouvrages techniques ? Quelles libertés cela vous a-t-il apportées ?

Karim Benkrimi :Passer de l’écriture technique à la fiction a été une forme de libération. Dans mes ouvrages précédents, tout devait être rigoureux, structuré, vérifiable. Il y avait une discipline de la précision, un respect de la logique et des faits. En écrivant un roman, j’ai découvert une autre forme d’exigence : celle de la vérité émotionnelle, qui ne dépend pas des faits mais de la sincérité du récit.

Ce changement m’a offert une liberté immense : celle d’inventer, de creuser l’intériorité des personnages, d’explorer des zones de flou, de contradiction, et parfois même d’absurde. J’ai pu me permettre d’évoquer des silences, des non-dits, des ambivalences – tout ce qui, dans un livre technique, doit généralement être évité ou clarifié. Cela dit, mon approche technique m’a aussi accompagné dans cette aventure : j’ai gardé une certaine rigueur dans la construction narrative, un souci de cohérence. Mais cette fois, c’était au service d’une histoire, de personnages, de voix. Et cela a été profondément stimulant, presque thérapeutique.

Le Matin d’Algérie : Y a-t-il un lien entre votre formation bancaire et certains aspects de votre roman (rapports d’intérêt, stratégies, rivalités) ?

Karim Benkrimi : Absolument. Même si mon roman n’est pas centré sur le monde de la finance, ma formation bancaire m’a donné une certaine sensibilité aux rapports de pouvoir, à la logique des intérêts — qu’ils soient économiques, politiques ou humains. Dans la banque, on apprend à lire entre les lignes, à anticiper les jeux d’alliances, les conflits d’intérêts, parfois même les coups bas. Ce sont des dynamiques que l’on retrouve dans les rivalités entre les personnages, leurs stratégies pour atteindre leurs objectifs ou pour se protéger. La finance m’a appris que derrière chaque décision rationnelle, il y a souvent une émotion ou un enjeu personnel plus profond — et c’est exactement ce que j’ai voulu explorer dans le roman.

Le Matin d’Algérie : Vous évoquez des projets d’essais. Quels sujets vous tiennent aujourd’hui à cœur en dehors de la fiction ?

Karim Benkrimi : Depuis quelque temps, je ressens le besoin de m’éloigner un peu de la fiction pour explorer des formes plus directes, plus réflexives. Il y a plusieurs sujets qui me travaillent, mais si je devais en isoler quelques-uns, je dirais : notre rapport au silence, à la lenteur, et à la mémoire collective. Dans un monde saturé de discours, de vitesse et d’oubli, je m’interroge sur ce que signifie encore écouter, ralentir, se souvenir autrement. J’aimerais écrire sur ces zones d’ombre ou de retrait, non pas pour fuir la réalité, mais pour mieux en capter les nuances.

Je m’intéresse aussi beaucoup aux questions de transmission, que ce soit dans le cadre familial, artistique ou politique. Qu’est-ce qu’on choisit de transmettre, consciemment ou non ? Et comment cela façonne notre manière d’être au monde ? Ce sont des thèmes que j’aimerais aborder dans un format plus libre, plus méditatif qu’un roman.

Le Matin d’Algérie : Quel regard portez-vous sur l’édition en Algérie, et sur la réception de votre livre par les lecteurs ?

Karim Benkrimi : L’édition en Algérie me semble être à la fois un espace de vitalité et de résistance. Malgré des conditions parfois précaires – manque de distribution, infrastructures limitées, et un soutien institutionnel souvent insuffisant – il existe une vraie dynamique portée par des éditeurs engagés, des auteurs passionnés, et surtout un lectorat de plus en plus curieux et exigeant.

En ce qui concerne la réception de mon livre, j’ai été profondément touché par la manière dont les lecteurs algériens s’en sont emparés. Il y a une lecture sensible, une attention aux non-dits, aux silences comme aux tensions du texte. Ce regard algérien est particulier : il est à la fois critique, bienveillant et lucide. Je pense que cela vient d’un lien fort entre la littérature et l’histoire vécue, entre les mots et la mémoire collective.

Ce que je retiens surtout, c’est cette soif de sens, ce besoin de se retrouver dans une parole qui interroge le réel sans le travestir. Pour un auteur, c’est un écho précieux, presque un dialogue silencieux qui se tisse à travers les pages.

Le Matin d’Algérie : Si vous deviez adresser un message aux lecteurs qui vous découvrent à travers ce roman, que leur diriez-vous ?

Karim Benkrimi : À ceux qui me découvrent à travers L’amour au temps du corona, je voudrais dire ceci : merci. Merci de vous aventurer dans ces pages nées d’un moment suspendu, d’une époque étrange où l’intime et le collectif se sont télescopés avec une intensité rare. Ce roman est une tentative de capter l’écho des émotions que nous avons tous, d’une manière ou d’une autre, traversées : la peur, le désir, l’isolement, mais aussi l’espoir et la tendresse. Si, en lisant cette histoire, vous vous êtes sentis moins seuls, plus compris, ou simplement touchés — alors j’aurai atteint ce que je cherchais. Et si ce livre est votre premier pas dans mon univers, j’espère qu’il ne sera pas le dernier.

Entretien réalisé par Djamal Guettala

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