Site icon Le Matin d'Algérie

Elisa Biagi : « Le village est fondamental »

Elisa Biagi.

Elisa Biagi. Crédit photo : Kada

Le 17 mai 2024 à 19h, il pleuvait à Paris, le métro était bondé, j’ai dû me résoudre à prendre un taxi pour arriver à l’heure, je suis arrivé en avance, il y avait déjà beaucoup de monde qui attendait, impatient, l’ouverture des portes.

 J’ai ainsi retrouvé devant le théâtre Pixel l’ami Kada, berbère chaoui grand militant de la cause berbère, excellent photographe et le grand artiste peintre Abderrahmane Ould Mohand, nous avons pu échanger quelques réflexions sur l’art.

J’ai enfin pu voir la célèbre pièce de théâtre écrite et interprétée par la talentueuse Elisa Biagi, Le fil rouge, un accueil très chaleureux me fut réservé. Il restait encore une date pour les prolongations, le 24 mai 2024 à 19h.

Le « Fil rouge » est ce fil reliant les générations, si le rouge évoque la couleur du sang, c’est aussi la couleur du crépuscule et de l’aube ouvrant le champ à tant d’espoirs. 

Une heure de pur bonheur, un merveilleux voyage où l’émotion est élevée à son paroxysme, nous avions tous les yeux brillants par les larmes retenues, Elisa Biagi, la petite-fille du valeureux si Lhafidh, Abdelhafidh Yaha, paix à sa belle âme, était remarquable par son jeu bouleversant, si vrai, si puissant. On a pu remarquer sa belle voix, envoûtante, puissante, quand elle entonne un chant lyrique en kabyle.

Cette pièce force l’admiration, tout était magique, le jeu, l’interprétation d’Elisa Biagi, la musique de Laurie-Anne Polo, la mise en scène d’Anaïs Caroff.

Elisa Biagi raconte un pan douloureux de l’histoire de la guerre d’Algérie, l’histoire émouvante de sa grand-mère Nouara Yaha qu’aucune épreuve n’a pu briser, cette femme courageuse, connaissant le prix de l’honneur et de la dignité, suivant les pas de son mari le célèbre Abdelhafidh Yaha combattant résistant.

C’est aussi un hommage à la femme, à ses luttes, à son courage, à son sacrifice durant la guerre, c’est également un hommage à l’illustre famille révolutionnaire Yaha, qui a combattu pour faire tomber le joug du colonialisme français.

Nous étions attentifs et bouche bée devant ce monologue captivant, les sens en alerte pour ne rien rater, ni un souffle, ni une respiration, ni un son, ni un mouvement.

« Il y avait un autre peuple qui vivait là, mais il ne nous côtoyait pas… »

Cette phrase a résonné déchirant l’air comme la lame du glaive, tranchant le cauchemar, arrachant le rêve pour qu’un jour le soleil se lève.

Si Lbachir, l’arrière-grand-père, fut gazé par l’armée française, dans une grotte où il s’est réfugié plusieurs jours résistant avec son seul fusil de chasse. La maison de la famille Yaha fut brûlée, Abdelhafid, le grand-père est au maquis, la famille recherchée, tente de se réfugier chez des amis dans d’autres villages, rattrapée elle subit la torture.

Feu Abdelhafid Yaha est ce brave homme valeureux révolutionnaire, d’une gentillesse, d’une générosité inouïe, que j’ai eu la chance de croiser à Paris, il a laissé deux livres d’une importance majeure pour la recherche, la mémoire et la vérité historique, coécrits avec le journaliste Hamid Arab, « Guerre d’Algérie 1954-1962 » chez les éditions, ‎Riveneuve, et, FFS contre dictature, de la Résistance armée à l’opposition politique, chez les éditions Koukou.


Elisa Biagi rend hommage à sa grand-mère maternelle, à la famille Yaha, aux femmes combattantes gardiennes des traditions et des libertés, dans un cri, un écrit époustouflant, d’une justesse et d’une vérité inouïes, laissant le public dans l’admiration, l’émerveillement et les larmes, tant l’émotion est grande et les messages véhiculés résonnent à travers le temps pour garder la réflexion et le cœur en éveil par-delà les épreuves.

La petite-fille et sa grand-mère se retrouvent reliées par un fil rouge, s’écoulent alors la transmission et l’héritage défiant les orages pour un ciel sans nuages.

Le Matin d’Algérie : Vous êtes une comédienne et une écrivaine de génie, musicienne, on a eu un aperçu de votre talent de conteuse, de chanteuse, qui est Elisa Biagi ?

Elisa Biagi : J’ai commencé le théâtre à huit ans, mes parents pensaient qu’il s’agissait d’un simple passe-temps mais au fur et à mesure que les années passaient je continuais à vouloir en apprendre plus. J’ai donc aussi pris des cours de chant, de piano, fait des stages à l’étranger dès mon plus jeune âge.

Après un an d’école de cinéma à Rome, où j’ai grandi, j’ai été prise au Cours Florent à Paris où j’ai été formé pendant trois ans au théâtre français et anglais avec une double formation.

Le Matin d’Algérie : Le fil rouge est l’histoire de votre grand-mère maternelle, c’est un cri, un écrit puissant, douloureux, écorché mais en même temps rempli de vie et d’espoir, racontez-nous ?

Elisa Biagi : Quand je suis arrivée en France, il y a quatre ans, j’ai eu l’énorme chance de pouvoir passer énormément de temps avec ma grand-mère. J’ai été élevée dans une famille où l’on a toujours beaucoup parlé de politique.

Ma grand-mère est une femme incroyablement forte qui a toujours parlé de politique et a été un soutien immense pour mon grand-père.

Il m’était nécessaire de raconter son point de vue. À travers elle, je raconte non seulement ses souffrances, mais aussi celles de toutes les femmes algériennes pendant cette période. Bien évidemment ce spectacle parle de toutes les femmes, en toute guerre, d’hier, d’aujourd’hui et malheureusement de demain. C’est à nous, en racontant leur histoire, d’essayer d’interrompre le cercle de la haine.

Le Matin d’Algérie : Votre grand-père Abdelhafidh Yaha, dit Si Lhafidh, fut l’un des fondateurs du Front des forces socialistes avec Hocine Aït Ahmed. Il était officier de l’Armée de libération nationale (ALN) et un symbole de la lutte révolutionnaire. Il a toujours défendu et souligné le rôle déterminant et le sacrifice des femmes pendant la guerre d’indépendance, que l’histoire en général et les hommes en particulier tendent à oublier ou à minimiser. Vous, vous rendez hommage à toutes ces femmes, est-ce pour leur rendre justice ?

Elisa Biagi : On connait tous les noms des grands hommes de la Révolution, ceux-là même qui ont donné leur vie dans la lutte pour la Libération. Mais même si certaines femmes ont été reconnues pour leur lutte, beaucoup d’autres, sont restées dans l’ombre, et en quelque sorte censurées, effacées.

Le Matin d’Algérie : Vous êtes Italo-Algérienne, vous êtes née à Rome, vous rendez hommage à votre grand-mère italienne musicienne et à votre grand-mère algérienne kabyle, poétesse conteuse, à votre village Takhlijt Ath Atsou, où Fadhma N’soumer, l’héroïne de la résistance contre l’occupant français, a livré sa dernière bataille, est-ce important pour vous le village ?

Elisa Biagi : Le village est fondamental. Comme je dis dans le spectacle, j’ai eu la chance de passer mes étés entre deux villages : Pianaccio, en Italie, village des Partigiani (résistants pendant la Seconde Guerre mondiale) et Takhlijt Ath Atsou où Fathma n’Soumer et l’ensemble des femmes du village sont arrêtées en 1857.

Mon enfance a été marquée par les fêtes du village, les énormes figuiers sur lesquels je grimpais pour cueillir les fruits, ma grand-mère qui nous attendait à notre arrivée et notre grand-père qui nous amenait nous promener là où quelques années auparavant, ils avaient affronté l’armée française. Ce village, perdu dans les montagnes, et avec lui toutes ces femmes et tous ces hommes qui y vivent, sont pour moi ma maison et ma force.

Le Matin d’Algérie : Un mot sur la musicienne Laurie-Anne Polo et la metteure en scène Anaïs Caroff qui vous accompagnent

Elisa Biagi : J’ai eu l’immense honneur de pouvoir travailler avec deux femmes incroyables. J’ai rencontré Anaïs en première année des Cours Florent. On a fait notre première scène ensemble et on ne s’est plus quittée depuis.

Quand j’ai écrit le texte, choisir Anaïs à la mise en scène était évident. On a opté pour une mise en scène très épurée. Le rôle d’un metteur en scène est aussi de diriger un acteur et elle a été capable de me diriger tout en restant à l’écoute de ce que je voulais raconter, et cela, sans déformer, ou modifier mon récit.

Ça a été un travail de symbiose.

Laurie-Anne est rentrée dans le projet quelques mois avant la première (le 1er octobre 2023). Au début on ne savait pas si on voulait une musique live ou pas, après quelques conversations ça a été évident.

En principe, elle ne devait jouer que de la flûte traversière (instrument qu’elle a appris en deux semaines). Ensuite, quand elle est devenue partie intégrante du projet elle a commencé à travailler sur un véritable habillage sonore, en rajoutant la batterie et la kalimba et en travaillant un bruitage live. Son travail est extraordinaire. Je suis très chanceuse de pouvoir partager cette expérience avec toutes les deux.

Le Matin d’Algérie : Quelles sont les personnalités du monde du théâtre français, italien et algérien qui vous influencent ?

Elisa Biagi : En ayant baigné dans les trois cultures, depuis toute petite, je pense qu’au début, je ne faisais même pas de distinction sur ce que j’écoutais à la maison, c’était normal de passer de Matoub à Lucio Dalla et à Aznavour.

Je pense m’être inspirée beaucoup plus du cinéma dans cette pièce, même si des auteurs comme Mouawad, Kateb Yacine et la mise en scène de Massimo Popolizio ont été très importants dans mon travail.

Wajdi Mouawad, a joué un rôle fondamental dans ma pièce. Quand je suis arrivée en France, j’ai essayé de récupérer tous les auteurs contemporains qu’on mentionnait en cours. Mouawad était une de ces références. Son écriture m’a fascinée, après avoir lu tous ses livres et avoir vu sa pièce « Mère » au Théâtre de la Colline, je me suis sentie comprise. Cette bi-nationalité dont je parle dans la pièce, le thème de la guerre, de la famille, de la quête identitaire (comme dans sa pièce « incendies ») … tous ces thèmes me parlaient énormément, et c’était tout ce dont je parlais dans mon spectacle. J’adorerais pouvoir travailler avec lui un jour.

Comment ne pas parler de Kateb Yacine c’est évident que ses créations, renvoient à la même matrice, même si l’exécution est totalement différente. Je citerais « Nedjma » et le recueil des trois œuvres « Le cercle des représailles ».

L’Italie, tout comme la France, a une histoire théâtrale ancestrale, je pense que cette culture est ancrée en moi. Je ne saurais pas dire quels auteurs m’ont inspiré le plus, l’écriture directe et réaliste de Verga, les intrigues de Pirandello, le social de Moravia et l’Histoire d’Elsa Morante.

Tout inspire, tout crée un lien « Le fil rouge » est aussi ce mélange culturel.

Le Matin d’Algérie : Avez-vous des projets en cours ou à venir ?

Elisa Biagi : Je pense que « Le fil rouge » ne va pas s’arrêter là, nous sommes en attente de réponses que ce soit en France, mais surtout en Algérie ou je rêverais de jouer la pièce, je suis aussi en train d’écrire la version italienne du texte, ce n’est pas une traduction, mais vraiment une réécriture. J’ai récemment joué dans le dernier film de Rachid Benhadj, un metteur en scène que j’estime énormément, dans le film « Belouizdad » produit par l’ENTV.

Le Matin d’Algérie : Un dernier mot peut-être ?

Elisa Biagi : J’aimerais remercier toutes les personnes qui ont travaillé avec nous et qui ont rendu ce spectacle possible. J’aimerais aussi remercier les personnes qui sont venus nous voir au Théâtre Pixel (plus de 300 personnes), ma famille qui m’a soutenu depuis le début et qui me soutient encore maintenant. Mais surtout je remercie encore et encore ma grand-mère qui nous permet de raconter son histoire afin que la lutte de ces femmes ne tombe pas dans l’oubli.

J’aimerais laisser aussi les derniers mots à ma metteuse en scène Anaïs Caroff :

« Il est des histoires qui non seulement méritent d’être racontées mais surtout d’être entendues. Car il n’y a qu’en se mettant à la place de ceux qui ont vécus l’Histoire, celle des humains, celle de la chair, celle qui n’est pas écrite, celle qui n’est pas dite; qu’on peut se comprendre. Se comprendre entre nous et soi-même.

Qu’on le veuille ou non, nous sommes la somme de nos ancêtres, nous portons leurs horreurs, leurs joies, leurs victoires, leurs défaites, leurs lâchetés et leurs courages. Il n’y a qu’en parlant et surtout en écoutant qu’on peut soigner l’humanité. Car les blessures d’hier qui n’ont pas été pansées deviennent les haines de demain et toutes les trajectoires de vie sont des parallèles. »

Entretien réalisé par Brahim Saci

Quitter la version mobile