Vendredi 19 octobre 2018
Entre anarchie urbanistique et désordre identitaire
Une rue portant le nom du chanteur Matoub Lounès dans la banlieue parisienne.
Le nom de Kateb Yacine est apposé sur une plaque d’un jardin du 13e arrondissement de Paris. La cérémonie d’inauguration a eu lieu le 6 octobre dernier. Les noms de Matoub Lounès et Slimane Azem trônent déjà sur des places et des rues de certaines villes françaises.
Dans leur propre pays, les noms de ces personnalités de la culture algérienne sont réduits à la portion congrue, du moins sur le plan de l’administration officielle, tandis que l’immense reconnaissance du public et du peuple pour eux a pu imposer la baptisation « populaire » de places ou d’édifices publics en leurs noms. Un hiatus, voire un fossé, semble ainsi se creuser entre l’adoption de la société pour ses hérauts et son élite culturelle, d’une part, et la frilosité, pour ne pas dire plus, de l’administration à consacrer les noms de ceux qui portent et font rayonner les valeurs et la culture du pays à travers le monde, d’autre part.
Avec les premiers gestes du président Bouteflika, au début des années 2000, ayant sorti de l’interdit ou de l’anonymat des personnalités historiques du pays (Ferhat Abbas, Messali Hadj, Mohamed Khider) pour baptiser en leur nom des édifices publics (aéroport, université), l’on avait espéré que le mouvement allait se généraliser pour consacrer les noms de Taos et Jean El Mouhoub Amrouche, Slimane Azem et d’autres noms « oubliés » ou ostracisés. Il a fallu vite déchanter pour continuer à revivre la même culture du déni de soi.
Dans cette contribution, qui reprend des éléments déjà analysés et exposés dans d’autres occasions, il est question, non seulement de cette marginalisation forcée de certains noms qui portent, de façon honorable et prestigieuse, la culture et l’histoire de l’Algérie, mais également de l’anarchie, dressée presque comme une norme, qui caractérise la toponymie algérienne. Cette dernière, dans une grande partie, épouse également les contours de l’anarchie urbanistique, en œuvre depuis des décennies, la déliquescence des services de l’administration et les restes d’une idéologie vénéneuse.
La toponymie continue ainsi à souffrir de plusieurs aléas, allant de l’oubli à l’altération la plus ridicule, en passant par les contorsions de toutes sortes, faites d’un sabir inintelligible et de chiffres arides. En tous cas, ils ne manquent pas d’exprimer tout haut le malaise culturel et identitaire vécu parfois dans un silence peu rassurant.
Des dizaines de séminaires et de journées d’études ont été organisés pour assainir et « redresser » les noms des rues, des quartiers et même de villages algériens. Des centaines d’articles de presse ont été produits sur le même sujet. Mieux encore, des dizaines d’instructions gouvernementales ont été adressées aux collectivités locales- depuis les dures années de l’arabisation forcée de l’environnement jusqu’aux pratiques débridées et anarchiques d’aujourd’hui- afin de prendre en charge, sur le plan administratif, une donnée fondamentale de la vie publique relevant de la culture, de l’identité et de la vie en société.
Un segment majeur du fonctionnement des services publics
Ainsi, parmi la kyrielle de réunions et de regroupements relatifs à cette thématique, l’on a eu affaire, en 2015, à une journée d’études sur la problématique des noms des lieux et des personnes, organisée par l’Université de Blida, où les participants avaient plaidé pour la « mise en place d’une commission nationale chargée de fixer les noms des lieux selon des critères standardisés ».
Le docteur Ibrahim Atoui, responsable de l’Unité de recherche sur les systèmes de dénomination en Algérie (RASYD), relevant du Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (CRASC), soutiendra, à cette occasion, qu’ « il est impératif de mettre en place une commission nationale pour fixer les noms des lieux, comme il est de rigueur de par le monde, tout en soumettant cette commission à des critères fixés par la loi« . Il a rappelé que l’Organisation des Nations unies (ONU) avait préconisé, dès 1959, la mise en place d’organismes nationaux officiels pour la dénomination géographique des lieux, tout en appelant ses membres à publier une base de données générales susceptible d’être exploitée durant les guerres et les situations d’urgence.
L’universitaire a relevé que « l’Algérie est considérée parmi les pays les moins lotis en matière de dénomination des lieux, car une majorité de ses nouvelles villes et rues ne portent pas de noms, acculant ainsi les citoyens à les baptiser de noms improvisés« . Il a également appelé à la standardisation des noms géographiques et des écriteaux des noms des lieux, « afin de faciliter la tâche de reconnaissance aux étrangers en visite en Algérie, au même titre qu’aux unités de sauvetage en cas de grandes catastrophes ».
Le ministère de l’Intérieur, des Collectivités locales et de l’Aménagement du territoire avait a déjà ordonné aux walis et aux présidents d’APC, de baptiser et débaptiser les rues et quartiers, d’établir ou rétablir les plaques de signalisation et de positionner par, le système GPS, l’ensemble des éléments géographiques de servitude.
Les choses ne semblent pas tout à fait au point dans ce domaine. Le ministère de l’Intérieur a justifié la mission, dont il avait fixé l’échéance à juin 2015, par le souci d’améliorer les services publics dans leur globalité. Il s’agit, pour le ministère de l’Intérieur, de passer à la deuxième phase de l’application de l’instruction n° 110 du 25 mai 2014 portant sur le même sujet.
Il était demandé aux collectivités locales d’assurer un suivi permanent à cette opération, jugée de première importance par le département de l’Intérieur, et de la réaliser dans les meilleurs délais.
Les 48 walis étaient chargés de suivre le déroulement de l’opération et de veiller à l’application stricte de l’instruction ministérielle. En plus de la baptisation/débaptisation des rues, boulevards et quartiers, les APC ont été aussi chargées de numéroter les édifices et immeubles afin de faciliter leur localisation par les différents services: postes et télécommunication, Sonelgaz, ADE, services de sécurité, urgences médicales,…etc.
Mme Fatiha Hamrit, directrice de la gouvernance locale du ministère de l’Intérieur et des Collectivités locales, jugeait, au cours d’une réunion organisée en 2015 autour de ce sujet, que « la rebaptisation des rues, des cités et des places publiques ainsi que des édifices revêt une importance considérable eu égard à ses répercussions sur la vie publique et son impact direct sur les besoins quotidiens des citoyens« . C’est une opération qui est censée s’inscrire dans la gestion permanente des territoires, et elle constitue indéniablement un des éléments majeurs de la politique de l’aménagement du territoire.
Difficultés de nommer et contorsions linguistiques
L’urbanisation anarchique, la grande mobilité sociale et l’exode rural ont acquis une vitesse autrement plus intense que l’effort d’accompagnement par une toponymie régulière bien étudiée. L’extension des villes, la création de nouvelles voies de dessertes (routes et pistes) et l’érection de nouveaux édifices publics vont à une vitesse plus rapide que les efforts de l’administration et des collectivités locales de donner des noms à ces lieux et sites. La nature ayant horreur du vide, c’est la population, parfois avec le bon sens qui est le sien, et parfois avec l’humour sarcastique dont elle a le secret, qui prend le relai pour baptiser immédiatement, parfois même avant l’achèvement des travaux, une cité, une rue ou édifice. Le résultat des courses est ce capharnaüm, relevant d’un lexique insolite, où se bousculent des numéros, des cités dénommées par le nombre d’appartement qu’elle contient, des toponymes moqueurs et…une myriade de malentendus et de confusions.
Le quartier des « Douze salopards », des « 300 logements », des « Nouveaux 300 logements » (dans la même ville), la cité « H’ram Alikoum », les bâtiments « Côte d’Ivoire »- distants de 200 m de là où j’habite – « nouveau CEM », et autres « joyeusetés » font partie de ce décor national informel, comme celui de l’économie parallèle.
L’habitude étant une seconde nature, tout autre dénomination future, apportée officiellement par l’administration, est vouée à vivre dans la « clandestinité » du fait qu’elle n’est prise en charge par personne, y compris les services administratifs de l’État, comme la poste et la police.
On a eu souvent affaire, par exemple, à certaines cartes de visites de médecins, d’avocats, d’entrepreneurs ou de distributeur de marchandises, des adresses trop longues, tarabiscotées, s’aidant de repérages insolites (derrière la mosquée, en face de l’OPGI, de l’autre côté de Sonelgaz, à droite 300 m après le bureau de poste,…etc.). Parfois, ces petites cartes prennent d’autres dimensions lorsqu’elles sont accompagnées d’un schéma ou d’un plan de localisation par lequel l’opérateur espère orienter sa clientèle.
Il est arrivé plus d’une fois qu’un visiteur d’une ville, à la recherche d’un service quelconque, s’adresse à un policier dans un barrage pour lui demander l’emplacement de ce service selon une adresse officielle qu’on lui a indiquée. Le policier se trouve désarmé, car ne connaissant ce service que par le nom que la vox populi lui a donné.
En citant dans l’instruction de 2015, du ministère de l’Intérieur, le problème des plaques de signalisation, le département de Noureddine Bedoui aurait gagné également à inviter les services de l’administration et les services de sécurité à veiller à l’interdiction des affichages anarchiques, particulièrement lors des campagnes électorales, qui salissent gravement, jusqu’au recouvrement total, certaines plaques de signalisation urbaines ou routières (noms de villes, noms de services publics, stops, interdiction de stationner, sens interdit,…). L’affichage anarchique est souvent aussi le fait de certaines entreprises qui font passer leur publicité par l’effacement de signalisations publiques.
L’absurdité de Oued Ighzer Amokrane
Il est aisé de constater que, dans certaines régions, les noms de lieux (villages, quartiers ou même des villes) ne sont pas encore définitivement établis. Qu’on songe à trois plaques qui ont garni un certain moment les trois directions qui mènent vers la commune d’Ahnif (wilaya de Bouira), au niveau du carrefour de Maillot-Gare. Selon que l’on vienne de M’Chedallah, de Bouira ou d’Ath Mansour, on a affaire aux dénominations suivantes: Ahnif, Hanif, Hnif. À vous de choisir.
Dans la même région, le village de Tiksighidène (commune de Chorfa) s’écrit toujours, en français et en arabe, « Tiksiridène », un héritage colonial qui a la peau dure, alors que la prononciation du « gh » est bien claire chez tout le monde.
Dans la wilaya de Bejaïa, on n’a pas peur du double emploi lorsqu’on met la plaque « Oued Ighzer Amokrane », sur le pont enjambant cette rivière au centre-ville d’…Ighzer Amorkrane. D’autres anomalies, les unes plus cocasses que les autres, parsèment encore les plaques de signalisation à travers tout le pays.
La science qui s’occupe de tous les signes et signaux qui accompagnent notre vie domestique, publique ou professionnelle, s’appelle la sémiologie. La linguistique lui réserve un traitement de choix du fait qu’elle est censée exprimer notre être collectif, communautaire, national, surtout lorsqu’il s’agit des noms. C’est l’un des fondements de la légitimation culturelle d’une communauté.
En d’autres termes, la toponymie, comme l’ensemble de l’onomastique comprenant les noms propres, exprime une identité et un champ culturel dans lequel se reconnaissent les individus et la communauté.
Néanmoins, une distance respectable sépare malheureusement cette ambition légitime des pratiques, créant une sorte de dommageable dualité, voire de schizophrénie collective, faisant que nos villes, quartiers, rues et places publiques tardent à prendre en charge complètement et sereinement le nom des meilleurs fils de l’Algérie, au moment même où, en France ou au Canada, là où la communauté algérienne impose sa présence culturelle, les noms de personnalités algériennes ornent des jardins, des places publiques ou des rues.