Vendredi 20 avril 2018
Et Beloufa créa le nectar Nahla
1962 et 1979 sont les deux chronotopes majeurs de la postindépendance. Si le premier correspond à la plongée immanente amorcée chez des artistes en phase avec la désaliénation fanonienne, le second synchronise le retour aux sources de salafistes en quête d’ancrages essentialistes susceptibles de servir d’incubateurs à leur future recomposition cultuelle.
Parmi les intellectuels de l’ex-« Mecque » révolutionnaire, seul Farouk Beloufa annonçait l’onde de choc de la mouvance revendicatrice en invitant quelques habitués des salles noires à voir Nahla, son œuvre emblématique sortie dès août 1979. Débarqué trois mois plus tard à Alger-la-Blanche, nous ne pouvions alors comprendre pourquoi des passants croisés le long des trottoirs de la capitale observaient les déambulations d’une personne (nous même) portant souvent une veste kaki. L’énigme se résoudra lorsque que le peintre Larbi Arezki trouvera ultérieurement, dans les archives de l’hebdomadaire Algérie Actualité, une photographie de Yousef Saïeh, acteur circonstanciel mais dont la ressemblance partagée s’avérera évidente lorsque nous assisterons à la séance de rattrapage projetée au niveau de la Cinémathèque de la rue Ben M’hidi.
En hommage à l’auteur du long métrage (décédé le 09 avril dernier), voici le bref résumé d’une production réalisée à Beyrouth, cité vivant intensément le schisme confessionnel amorcé en janvier 1975 à la bataille de Kfar Chouba, village frontalier du sud Liban. La séquence initiale commence par un plan serré sur le visage de Nahla, une vedette de la chanson autour de laquelle graviteront la journaliste Maha et l’activiste Hind en prises directes avec une guerre civile qu’imageait sur pellicule l’Algérien Larbi (qu’incarne donc Yousef Saïeh) ; traversant les rues sous les balles, celui-ci assistera, médusé et désemparé, au délitement du cosmopolitisme local et, en parallèle, à l’altération psychique de Nahla. Mentalement fracassée, l’icône médiatique perdra la voix, se décomposera physiquement au fur et mesure que son pays se déchirera, perdra pieds sous les coups de boutoir et secousses telluriques d’un conflit religieux taraudant des corps qui, happés par l’effondrement des sentiments mosaïques, s’enliseront au creux des résonnances labyrinthiques et dichotomiques.
La trame du long métrage oscille entre atermoiements amoureux et nouages fratricides, alterne fiction et documentaire, mêle affrontements de factions, conférences de presse et interviews politiques, détourne ainsi les habituelles conventions ou codes narratifs pour mieux mettre en scènes la violence urbaine et l’instabilité d’individus scrutés à travers le prisme de la contradiction, c’est-à-dire de la complexité. Des trois héroïnes précédemment mentionnées, nous retiendrons particulièrement Hind, la figure archétypale de la lutte palestinienne, cela à cause de l’épisode où Larbi lui dit : «Tu sais, tu ressembles à ces étudiants volontaires, pleins d’enthousiasmes, d’idéalisme et qui vont dans les campagnes aider les paysans des coopératives ».
Accomplies puis délaissées, ces expériences communautaires et militantes de l’Union nationale de la jeunesse algérienne (UNJA) renvoient à l’époque des djounoud du développement, à des utopies ou croyances naïves en partie déconstruites par le reportage Les filles de la révolution.
Monté en janvier 1968 du côté de l’İnstitut national de l’audiovisuel (İNA), le film ne sera jamais diffusé à la Radio télévision algérienne (RTA) probablement parce qu’il montrait une algéroise ôtant son hidjab derrière le pylône d’une artère d’Hydra, parce que Fadéla M’Rabet y dénonçait «la condition scandaleuse faite à la femme dans un pays qui se dit socialiste, l’article 18 de l’avant-projet du code de la famille, les suicides de jeunes fiancées n’acceptant pas le mariage traditionnel», parce que Zohra Sellami, la future épouse d’Ahmed Ben Bella, parlait sans détour de liberté.
Sa coupe de cheveux à la garçonne rappelait celle de Jean Seberg (partenaire de Jean-Paul Belmondo dans À bout de souffle) retrouvée morte le 30 août 1979, soit lorsque Nahla devenait en Algérie le symbole-phare d’une modernité cinématographique que saperont les philistins de la pensée unique entièrement acquis aux préceptes des « Fous de Dieu ».