« Lorsque Salim remit le contact, il savait exactement quoi faire. Il appuya sur la pédale d’accélérateur mais il ne tenait pas le volant. Il était conscient que la direction de sa vie ne reposait plus entre ses mains. Il sentit sa poitrine se comprimer, comme si l’oxygène dans l’habitacle s’épuisait subitement. Il essayait de respirer mais il ne pouvait pas remplir  d’air ses poumons. Toutes les couleurs disparurent à la fois. Tout était blanc. Une peur profonde l’envahit. »

J’écrivais il y a juste une année, précisément le 3 octobre 2018, ceci, dans les colonnes du Matin d’Algérie, à propos de la sortie de L’aurore, le premier recueil de nouvelles de Selahattin Demirtas : « Ces nouvelles sont touchantes et empreintes de poésie. Elles sont les interprètes de la vision que porte Selahattin Demirtas sur son pays, la Turquie, a un moment de l’histoire où l’héritage de Kemal Atatürk est remis en question par une politique islamiste brutale. Selahattin Demirtas nous a montré depuis quelques années son engagement d’homme libre, il nous offre aujourd’hui son talent de grand écrivain.»

Force est de constater qu’une année après, avec la sortie du formidable Et tournera la roue, le même Selahattin Demirtas nous offre un arsenal de personnages, un catalogue de situations et une compilation de sentiments à faire pâlir les plus grands spécialistes des mœurs contemporaines. Lorsqu’un grand esprit comme Selahattin Demirtas nous entraine irrésistiblement vers son univers intérieur, il déploie une puissance souveraine, et, remplit toutes les conditions du genre qu’il a choisi. 

C’est dans la prison d’Edirne, à la frontière bulgare, qu’il est emprisonné pour s’être mis au travers de la dictature du sinistre Erdogan et c’est là qu’il a appris à manier les mots pour les assembler et en faire des nouvelles. C’est également de cette prison qu’il écrit une chronique qui sera publiée dans le journal Le Monde du mois de juin 2018 et dans laquelle il nous «demande soutien et solidarité». Il écrit qu’« À ce jour, près de 5 000 personnes liées à mon parti, le Parti démocratique des peuples (HDP), ont été arrêtées pour les mêmes raisons. Nous sommes actuellement cinquante-huit maires et neuf députés à être incarcérés dans la même prison. Pas moins de cent vingt-deux enquêtes ont été ouvertes à mon encontre au cours des deux dernières années. Quarante-sept d’entre elles ont entraîné l’ouverture d’un procès. »

Et tournera la roue est un recueil de nouvelles qui a été publié en Turquie au mois d’avril de cette année et a été tiré à plus de 200.000 exemplaires, tirage énorme pour la Turquie et pour un deuxième ouvrage. Se déroulant à Urfa, Diyarbakir, Elazig ou à Kurtalan, mettant en scène Serhat, Zeynep, Devran ou Sevtap qui sont bûcheron ou avocat ou agronome, les nouvelles de Selahattin Demirtas se concentrent sur le point d’impact au moment précis où le renversement se produit, où l’ébranlement naît.

Alors que ce grand pays est dirigé par un chef d’Etat sanguinaire qui refuse toute expression aux minorités, aux laïques et aux progressistes, Selahattin Demirtas le démocrate continue jour après jour pour réconcilier littérature, égalité, liberté d’opinion et d’expression. Il rêve d’une Turquie fraternelle qui réunirait enfin tous les citoyens de cet immense pays. Il écrit dans une petite cellule dans une langue magnifique. Et cette langue est superbement servie par la traduction d’Emmanuelle Collas qui s’est faite cette fois-ci traductrice en même temps qu’éditrice.

Ceux qui auront le privilège de plonger dans l’univers de Selahattin Demirtas auront la certitude d’aller à la rencontre d’un grand écrivain qui nous est né. Il suffit de se contempler dans son monde comme dans une eau limpide pour comprendre que l’humanité possède aussi ses côtés lumineux.

Kamel Bencheikh

Et tournera la roue de Selahattin Demirtas

Nouvelles traduites du turc par Emmanuelle Collas

Editions Emmanuelle Collas