Vendredi 19 avril 2019
Focus sur des individus et événements contributeurs du « Hirak 2019 »
La permanente mise en veille de la conscientisation par un certain nombre de lanceurs d’alertes (intellectuels, sociologues, chroniqueurs, écrivains, cyber-activistes, caricaturistes, syndicalistes, militants associatifs ou des droits de l’Homme, etc…) demeure l’une des raisons majeure expliquant pourquoi l’élan de protestation, qui traverse aujourd’hui la société algérienne, s’est imposé et étendu dès la première journée mobilisatrice du 22 février 2019.
Partageant le même avis, l’anthropologue Abderrahmane Moussaoui reliera le mouvement populaire au « (…) travail de fond mené depuis longtemps par certaines élites, (dont les) éclairages, analyses et dénonciations, ont fini par être en phase avec une majorité aujourd’hui mieux préparée, plus réceptive et assurément disposée à la rupture » (A. Moussaoui, in El Watan, 20 mars. 2019).
En revenant ici, de manière non chronologique et non exhaustive, sur les moments marquants de la double décennie « Bouteflikienne », nous mettons en exergue quelques-uns de ces éveilleurs, et, à cette occasion, certains persécutés. Le pays de l’ex-Mecque révolutionnaire figurant parmi les derniers à migrer vers le haut débit (sur plus 2 millions d’abonnés d’Algérie Télécom, moins de 3% d’internautes possédaient à la fin 2015 un débit de 4 Mbps), le faible taux de pénétration n’avait pas permis à Amira Bouraoui, figure de proue du courant « Barakat » (ça suffit !), d’amplifier en mars avril 2014 le Manifeste du 09 mars 2014 ainsi que les slogans « Ni Bouteflika, Ni Toufik » et « Ni Oujda, ni DRS ».
Encore trop fébriles, voire impénétrables à toute rébellion dépassant les ordinaires manifestations inhérentes aux pénuries d’eau, gaz ou électricité, les Algériens ne percevront pas davantage le tocsin du professeur émérite Madjid Benchikh appelant à une urgente réaction citoyenne en mesure de préserver l’avenir des Algériens, de les prémunir contre « (…) la confiscation et falsification de l’histoire » et la fourberie « (…) de chantres épaulés par un commandement militaire inapte à Organiser une transition démocratique », (in El Watan, 08 mars. 2014).
Pour l’ex-doyen de la Faculté centrale d’Alger, le Régime est irréformable de l’intérieur, tant il traverse une crise endémique depuis qu’un chef de l’État, censé le servir, se trouve dans l’incapacité mentale et physique d’assumer son rôle de plaque tournante institutionnelle. Le monarque absolu « (…) favorise les clivages (en) jouant des divergences entre les décideurs », jusqu’à devenir un otage « (…) de groupes des affaires qui ont fait main basse sur l’économie du pays. », stipulait de son côté le chercheur Rachid Tlemçani. Face aux blocages d’une sacro-sainte stabilité synonyme d’immobilité, l’ancien Premier ministre Ahmed Benbitour arguait que « Ceux qui veulent le changement n’ont plus que la violence pour se faire entendre. » (in Liberté, 06 mars. 2014), un avis plutôt malvenue eu égard aux mutilés et exécutés du « Printemps noir » (avril-mai-juin 2001).
Débuté le 18 avril avec la mort du lycéen Massinissa Guermah, il sera marqué par une ordonnance interdisant (depuis le 14 juin 2001) les regroupements de rue à Alger et surtout une répression de trois mois pendant laquelle les gendarmes utiliseront des balles explosives faisant éclater membres, têtes et corps. Les cinquante cadavres dénombrés les 25, 26, 27 et 28 avril 2001 auguraient un sévère tour de vis. Quelques semaines plus tard, trente six décès, des centaines de blessés et handicapés à vie viendront noircir le tableau de chasse de snipers qui, installés sur les terrasses environnantes de Kabylie, viseront à hauteur de femmes et d’hommes afin de mater dans le sang la marche du « Mouvement citoyen ».
Apprêtée dans la capitale algérienne, celle de la coordination des Aârchs, daïras et communes (CADC) fut réprimée le 07 juin à coups de matraques. Les représentants des comités de villages et de quartiers défileront le 14 devant « El Mouradia » afin que le premier locataire du lieu (Bouteflika) réponde à la Plate-forme d’El-Kseur.
Dès lors, lynchages et pillages, bombes lacrymogènes et barres de fer ponctueront un climat de guerre alimenté par des bandes de baltaguia (nervis) armés de couteaux ou des gamins désœuvrés (parmi lesquels des délinquants récemment sortis du mitard et que l’ENTV présentera comme des patriotes défendant la cité assiégée) disposés à poignarder au passage plusieurs régionaux ou « agitateurs berbères ». Quarante nouvelles dépouilles porteront le total à 126. Le périodique Le Matin rapportera ce nombre et faillit être, le samedi 16 juin 2001, la cible d’un commando parce que le directeur, Mohamed Benchicou, dévoilera les viles manœuvres que taisait la propagande d’État. Allant plus loin dans l’imputation, son pamphlet Bouteflika : une imposture algérienne (publié la veille des présidentielles de 2004) lui vaudra un étranglement financier (suppression de la publicité), un redressement fiscal, un simulacre de procès (suivi d’un enfermement de deux années).
L’ouvrage éclaboussait la carrière politico-militaire d’un hâbleur mégalomane prétendant avoir trouvé en 1999 « Une Algérie complètement défigurée (…), salie » et à laquelle il aurait offert « (…) une image de marque (…), une place dans le concert des nations». Le « Président de la parole confisquée » s’appropriera la Concorde civile initiée par Liamine Zeroual, validera le 29 septembre 2005 la charte dite Réconciliation nationale (Moussalaha el wataniya), veillera à ce que les familles de disparus et victimes de viols, pillages ou exactions ne puissent réclamer des réparations auprès de la justice, offrira une part conséquente du marché informel à des assassins récipiendaires de laisser-passer et déambulant sourire aux lèvres sur un territoire putréfié de leurs actes abjectes.
Sous couvert de rahma (pardon), ces repentis échapperont au sceau de l’indignité nationale, cela au même titre que les « vieux singes » (expression d’A. Bouteflika) Larbi Belkheïr (ou Belkhir), Smaïl Lamari ou Khaled Nezzar, boursicoteurs du système militaro-capitaliste-étatique et contrefacteurs des dépouillements électoraux. En avril 2014, Nacer Djabi prenait le mot « dépouillement » au sens figuré pour soutenir qu’une manipulation de dernières minutes s’était opérée au stade du Conseil constitutionnel.
Le sociologue s’inquiétait aussi au sujet de médias sous la coupe réglée de la censure plombant plusieurs dessinateurs, notamment le 11 février 2014 celui du quotidien régional La Voix de l’Oranie, Djamel Ghanem, alors affublé d’ « outrage au président de la République », d’ « abus de confiance » et d’ « accès frauduleux dans un système de traitement automatisé de données ». Servant normalement de garde-fous, la satire ne trouvait pas grâce aux yeux de magistrats obéissant aux conventions hiérarchiques et écrouant des blogueurs. Entendu une première fois le 15 août 2016 à Ain Djasser, Ridha Belgasmi se verra reprocher aussi un « outrage au Président et aux corps constitués » passible d’un an d’enfermement et d’une sanction de 250.000 DA. Notifié devant la section correctionnelle, le chef d’inculpation démontrait une fois de plus les penchants inquisiteurs d’un pouvoir aux aguets. Filtrant les comptes Facebook et Twitter, il prononçait, souvent de manière arbitraire, des délits d’opinion et la mise sous embargo d’ « Alphabets libres » pointant du doigt (sur la page « Wiki Ahras » puis « Wiki Dzaïr ») les combines et corruptions d’élus ou notables.
Sous scellés et comparés à des cybercriminels, ces informateurs anonymes recevront l’accusation d’ « intelligence avec l’ennemi », un verdict tout autant requis à l’encontre de Touati Merzoug retenu au « trou » le mercredi 18 janvier 2017 pour s’être entretenu le 09 janvier 2017 (sur le blog « Al Hogra ») avec un diplomate israélien et, en quelque sorte, avoir révélé la présence de la pire des « Mains étrangères » (il croupira près de deux années au cachot avant de récemment bénéficier d’une libération anticipée). İncarcérés en raison de prises de positions rétives au système « rampe ou tais-toi ! », des internautes entameront une grève de la faim. Celle de Mohamed Talmat finira tragiquement. En captivité dès le 26 juin 2016 après le postage (sur sa page Facebook) d’un poème truffé de noms d’oiseaux (et estimé diffamatoire envers Abdelaziz Bouteflika), il tombera dans le coma, endurera la répétition de sévices moraux et succombera le 11 décembre à la caserne d’Hydra. Servant d’exemples et de repoussoirs, les comparutions immédiates, réquisitions tous azimuts de juges aux ordres et disposés à prononcer des « atteintes à la personne du Président ou à la stabilité du pays », à faussement attester de « connivences externes de nature à nuire à la situation diplomatique ou militaire de l’Algérie », consolideront le socle du dispositif restrictif annexé à des détournements de procédures pénales. À l’internement du responsable du comité de défense des Droits des chômeurs, Rachid Aouine (six mois de « tôle » pour avoir poussé sur Facebook des policiers à améliorer leur situation professionnelle plutôt que de réprimer), suivront ceux (le 04 mars 2015) des huit partisans mobilisés à İn (ou Aïn) Salah contre le gaz de schiste, du journaliste Hassan Bouras (incarcéré en octobre 2015, il purgera trois mois de geôle à El Bayadh) et de 14 lanceurs d’alerte interpellés le samedi 04 mars 2017 à SoukAhras, Sedrata et M’daourouch.
Lors des affrontements intercommunautaires opposant (le 08 juillet 2015 à Guerrara) les İbadites aux Chaan’bas (arabophones sunnites), les Mozabites aux Chaâmbis ou les ibadites berbérophones aux malikites arabophones, Kamel Eddine Fekhar, l’ancien coordinateur du Front des forces socialistes (FFS), sera suspecté « d’atteinte à la sûreté de l’État, incitation à la haine et à la violence, trouble à l’ordre public et port d’armes », mis à l’ombre en regard à des indices concordant assertant que des agents des services de sécurité couvraient, ou encourageaient, les agissements de hors-la-loi. En juin 2016, d’autres factotums placeront (comme le fut « Atlas TV » considéré en 2014 néfaste à la troisième reconduction de Bouteflika) sous scellés le studio de l’émission « Ki hna Ki Nass » (diffusée sur la chaîne privée « KBC » implantée à Baba Ali, à environ une trentaine de kilomètres de la capitale algérienne) fermé juste après le Ftour sur instruction du procureur de la République.
Au même titre que la liberté d’expression, celle de confession restait compromise en Algérie, ce que prouvaient les arrestations de chrétiens, Ahmadites (ou El Ahmadiya) et Mozabites de la vallée du M’zab. Activant sur les réseaux sociaux, le leader du groupe « Athées algériens », Rachid Fodil, fut arrêté dans la nuit du jeudi 10 et vendredi 11 juin 2016 puis frappé dans les locaux de la brigade de gendarmerie de Briga (wilaya de M’sila au Sud-est d’Alger) avant l’audition du lundi 13 juin. S’il sera placé en détention préventive (en compagnie de deux acolytes) pour « (…) injures vis-à-vis des valeurs sacrées du peuple », convertis au christianisme, Abdelkarim Siaghi et Slimane Bouhafs (le président pro-laïque de la coordination Saint-Augustin des chrétiens d’Algérie) recevaient, en raison d’une « (…) offense à l’islam et au Prophète Mohamed », des amendes assorties de cinq et trois années de cachot. Pareillement jugée« (…) égarée et en dehors de l’İslam », la mouvance Al Ahmadiya souffre d’une fatwa édictée au milieu des années 1970 par le défunt Cheikh Ahmed Hamani, anathème que couvre la police des mœurs ou auxiliaires caporalisés.
À l’encontre de leurs méthodes coercitives, les protagonistes de la décantation démocratique ont fait bouger les lignes de l’immobilisme et sectarisme ambiants. Leurs secousses intellectives et cognitives participent de ce fait pleinement à l’émergence d’un « Hirak » que devrait, à notre sens, chapeauter un collège d’érudits et de meneurs aguerris.