Le Frantz Fanon vu sous un microscope américain est celui qui « soignait les tortionnaires le jour et les torturés la nuit ». C’est ce qui est dit dans le tout récent ouvrage biographique d’Adam Shatz qui mentionnait les dires de la secrétaire française de Fanon.
Cette proche collaboratrice du psychiatre du FLN-ALN, détestait voir Fanon « coupé en petits morceaux », arguant que ceux qui essayaient d’isoler une partie de l’homme de son œuvre « marquaient le tout indissoluble ».
Mais dans l’ouvrage de ce correspondant américain du London Review of Books, intitulé La Clinique des rebelles (Farras, Straus and Giroux editor, 2024) il est surtout question du clou de l’enquête menée à partir d’archives US et le long des 465 pages, nous apprenons que Frantz Fanon s’est rendu aux USA pour se faire soigner avec l’aide de la CIA, à travers son antenne de Tunis. Une CIA qui voulait démontrer « la bonne volonté américaine afin que l’Algérie ne tombe pas sous l’influence soviétique ».
Signalons que le même ouvrage a été traduit chez La Découverte sous le titre de Frantz Fanon. Une vie en révolutions et tiré à 4 000 exemplaires. Un titre qui ne semble pas attirer ses lecteurs par rapport à l’édition américaine plus attrayante pour que nous puissions, un jour, plonger dans les archives du bureau du GPRA en Tunisie.
Pour l’auteur Shatz, Frantz Fanon est l’homme à la main bien ferme aux milieux d’eaux troubles. Le livre tente de mettre en exergue « une facette de Fanon qui est souvent éclipsée par l’icône, plus grande que nature » d’un partisan zélé. Celui surtout du médecin « attentionné qui fut un réformateur minutieux et appliquée dans sa pratique quotidienne de médecin ». Directeur d’un hôpital psychiatrique dans l’Algérie en guerre, Fanon était aussi responsable d’une « clinique » secrète « pour rebelles algériens » (A. Shatz). C’est à travers cette double pratique qu’il a reconnu toute l’importance thérapeutique de « l’appartenance communautaire et des activités quotidiennes » en prêtant attention aux détails jusqu’à la qualité de la nourriture, au point de rappeler à son personnel que « le patient qui se plaint développe le goût de la nuance ».
Fanon a soigné les victimes des interrogatoires muscles, notamment ceux qui ont subi les électrodes fixes sur leurs parties génitales, des situations qui dépassent la seule castration, mais poussant même à l’anéantissement de l’être jusqu’à son effacement de sa nature existentielle première.
Dans ce processus de la torture inclinée comme une pratique d’État, la France aimait dire que ce « grand jeu n’est celui que d’idéaux libéraux » alors que Fanon le considérait dans son rapport entre colonisateur par rapport au colonisé en le représentant « comme une simple feuille de vigne pour la domination », une façon bien subtile de démystifier une telle pratique.
Il est question encore dans ce livre, de violence coloniale que Fanon estime comme « force purificatrice » et que l’auteur américain traduit par « désintoxiquante », une violence qui débarrasse « le colonisé de son complexe d’infériorité, de son attitude passive et désespérée ».
Les Damnées de la Terre est considéré comme le livre de chevet des adeptes du « fanonisme » que Jean Daniel – que Shatz cite – comme « un livre terrible, terriblement révélateur, terrible annonciateur d’une justice barbare ».
C’est aussi cette réponse que Fanon a donné à l’un de ses amis français, qui considère que le colonisateur qui maintient son occupation par la violence est «déchiré de part en part ».
L’auteur tente de redonner un sentiment de plénitude à Fanon, ne serait-il pas celui de l’auteur même, mais non d’une façon inconditionnelle. Pour lui, Fanon est peut-être « vaniteux, arrogant, voire impétueux » en décrivant cette violence coloniale comme une question stratégique et aussi « comme une aubaine psychologique ».
Autour du chapitre De la violence, le premier des Damnées, Shatz propose une lecture attentive en reprochant, par exemple, à la célèbre Préface de Jean-Paul Sartre, d’être focalisée sur ce seul début du livre de Fanon où le philosophe existentialiste passe à la glorification du carnage sans tenir compte de l’appel de Fanon « à canaliser de telles impulsions, dans une lutte armée disciplinée ». Jean-Paul Sartre n’y voyait dans cette violence que « la lance d’Achille qui peut guérir les blessures qu’elle a infligées ». Nuance pour ainsi dire.
Shatz attire quand même l’attention sur le dernier chapitre des Damnées, comprenant des études de cas tirées de la pratique de Fanon impliquant à la fois les auteurs de violences et leurs victimes. Ceux-ci montrent peut-être que « même si Fanon écrivait d’une façon messianique sur la violence anticoloniale, ne s’attendait pas à ce que les dégâts psychologiques soient facilement réparés ».
Nous ne manquerons pas de déceler dans ce pavé biographique, la captivité américaine pour les sciences du Moi à travers la thématique bien actuelle aux USA de la violence en la détachant des origines essentielles de sa prolifération.
Dès le début de son texte, Shatz aime contextualiser cette « célébrité intellectuelle » dont les écrits ont été un point d’encrage pour « une série d’agendas souvent extrêmement contradictoires – laïcs et islamistes, nationalistes noir et cosmopolite – chacun essayant de revendiquer son énergie sans compromis ». C’est certainement un fait propre à ce militant martiniquais qui fut surtout médecin-militant et pratiquant un engagement afin de guérir les retombées de cette violence non seulement coloniale, mais d’où quelle émerge.
N’est-ce pas que pour Frantz Fanon, les USA sont « le pays des lynchés », lui qui a combattu les nazis en France.
Mohamed-Karim Assouane, universitaire