Dimanche 10 mars 2019
Gaïd Salah, comme un accent de Lacoste
J’ai trouvé un certain courage à votre discours du 5 mars, ce courage propre aux généraux dont on dit qu’ils ne se rendent jamais, même à l’évidence, audace qui les conduit à aller bravement à contre-courant de l’histoire.
Je sais, vous faites peu cas de l’histoire, ce qui, du reste, semble faire de vous un militaire libéré, je veux dire libéré du devoir de fidélité à un passé, à une bravoure, à une notoriété, à un combat, à une idée. Vous donnez le sentiment d’avoir remplacé toutes ces obligations morales par une fidélité dérisoire à un homme.
Cette option ne manque pas d’avantages. Elle vous permet, entre autres, de multiplier les ambiguïtés du présent sans vous embarrasser des honneurs du passé. Vous semblez avoir des ambitions inversement proportionnelles à celles des hommes dont vous faites l’apologie, celles-là dont vous dites qu’elles « visent à pérenniser et entretenir la flamme voire l’esprit de la glorieuse Révolution de Novembre avec tout ce qu’elle recèle comme idéaux et valeurs nobles qui enflamment nos cœurs et nos esprits ».
En vous aventurant à menacer les millions d’Algériens qui sont sortis dans la rue pour défendre leur dignité, en vous livrant au jeu dangereux qui consiste à préférer un lobby à un peuple, vous avez fini par réécrire l’histoire… mais à l’envers. Je veux dire, mon général, que vous avez parlé non pas comme les chouhadas dont vous vous vous dîtes l’admirateur mais plutôt comme les personnages colonialistes qui les ont combattus.
Les puristes appellent cela « « glissement sémantique ». Chez les militaires, on parle de « tomber dans sa propre embuscade ». Rassurez-vous : tous les avocats du diable usent de la même plaidoierie. Aussi, aviez-vous emboîté les pas de François Mitterrand, alors ministre de l’Intérieur français, qui avait, comme vous, entamé son discours prononcé au lendemain du Premier novembre 1954 par un hommage aux anciens combattants de l’armée française « ces anciens combattants qui fournissent tant de cadres, courageux et utiles à l’administration » avant de se lancer dans une diatribe à forte tonalité colonialiste.
Vous étonnerai-je ? On retrouve les mêmes accents arrogants dans vos propos. Inapte à percevoir la réalité d’une insurrection populaire, le ministre Mitterrand affirmait, ce 5 novembre 1954,en parlant de l’armée française, qu’elle « interdira aux agitateurs, le plus souvent recrutés à l’étranger, la poursuite d’une oeuvre de destruction. Si les meneurs ont voulu alerter l’opinion internationale, à la veille d’une session des Nations unies, ils ont eu tort. L’Algérie, c’est la France, et la France ne reconnaîtra pas chez elle d’autre autorité que la sienne. »
Sans vouloir porter atteinte à votre image, vous avez employé le même langage que le ministre colonialiste Mitterrand, vous ne voyiez pas les dérives du régime que vous défendez et représentez, vous opposez l’armée nationale à ces groupes qui sèment la fitna et, dites-vous : « Le fait que l’Algérie a pu réunir les facteurs de sa stabilité, à travers l’éradication du terrorisme et la mise en échec de ses objectifs, grâce à la stratégie globale et rationnelle adoptée, puis grâce à la résistance résolue dont a fait montre le peuple algérien, à sa tête l’Armée Nationale Populaire, aux côtés de tous les autres corps de sécurité, a déplu à certaines parties qui sont dérangées de voir l’Algérie stable et sûre »
Comme le ministre Mitterrand, vous dressez un tableau rayonnant du régime en place, rayonnant mais harcelé par « ces étrangers sans scrupule qui, chez eux, ne sont capables ni de sauvegarder l’ordre, ni de créer la prospérité, ni d’élever le niveau de vie des travailleurs, ni d’abattre les injustices. S’ils sont alors sacrifiés, sauront-ils pour quelle cause, et se rendent-ils compte qu’on les trompe au bénéfice d’intérêts qui ne sont pas les leurs ? Peut-être aussi, ces meneurs ont-ils compris que la politique d’égalité et de progrès poursuivie par le Gouvernement de la France allait permettre à tous les Algériens de se réconcilier dans une oeuvre commune, ils ont voulu empêcher cela ! » Chez le général Gaid Salah, cette phobie de l’intrigant manipulateur de foules s’exprime ainsi : « L’armée algérienne demeurera « la garante » de la stabilité et la sécurité face à ceux « qui veulent ramener » l’Algérie aux années de guerre civile »
La fin de l’histoire est à méditer.
Il n’a rien subsisté de cette arrogance chez le ministre Mitterrand, mon général. Cet homme qui disait « Les meneurs ont-ils cru que l’opinion française se diviserait et finalement les laisserait agir à leur guise ? », le ministre qui, parlant du 1er novembre, disait : « Pressés d’agir, ils ont voulu leur nuit sanglante », finira par réaliser que si on connaît la date du début des soulèvements populaires, on peut difficilement prévoir quand et comment ils s’achèveront. Mitterrand, d’abord favorable à l’assimilation, défendra ensuite une solution fédéraliste avant d’accepter l’idée de l’indépendance.
Que subsistera-t-il de vous, mon général ?
M. B.
Cet article a été rédigé avant le second discours de Gaid Salah prononcé ce dimanche et dans lequel le général rectifie le tir.