Il est des silences plus bruyants que les sentences. Depuis le 9 juillet 2025, le nom d’Omar Rebrab, fils aîné du fondateur de Cevital, circule dans toutes les colonnes économiques d’Algérie, mais en creux, à demi-mot, comme une ombre évincée du jeu. Une décision de justice, brève mais implacable, a ordonné le gel de toutes ses opérations bancaires et interdit à ce dernier d’exercer la moindre activité économique ou commerciale.
À première vue, il ne s’agirait que d’une suite logique à un contentieux ancien. Mais en Algérie, où la justice économique épouse souvent les contours mouvants de la géopolitique intérieure, la chronologie et le profil de la cible disent parfois plus que le texte de la décision.
Une décision juridique au service d’une logique politique
Officiellement, l’affaire repose sur des irrégularités douanières datant de plusieurs années. La filiale EvCon du groupe Cevital aurait importé des équipements industriels surfacturés ou d’occasion, en infraction avec les normes en vigueur. Une enquête est diligentée. Des accusations sont formulées. Rien de neuf dans un pays où l’importation est un terrain miné, soumis à l’arbitraire administratif autant qu’au contrôle des changes.
Mais ce qui surprend, c’est la soudaineté et la brutalité de la mesure : l’ensemble du dispositif bancaire algérien a été mobilisé pour faire obstacle à la moindre transaction de la part d’Omar Rebrab, comme si celui-ci représentait une menace systémique.
Pas une interdiction temporaire. Pas une convocation judiciaire. Une asphyxie économique nette et totale, sans procès public. Comme un bannissement économique.
La double peine des Rebrab : quand l’industriel devient figure politique
Il faut replacer cette décision dans une séquence plus large. En 2020 déjà, Issad Rebrab, patriarche du groupe, avait été condamné à de la prison ferme pour des faits similaires. En 2023, il fut interdit de toute gérance. Omar, héritier direct et artisan de la diversification du groupe vers l’automobile, l’immobilier et la distribution, prenait alors le relais.
Sa réussite avec Hyundai Motor Algérie et sa présence dans des secteurs stratégiques comme la grande distribution, les centres commerciaux ou l’agroalimentaire faisaient de lui bien plus qu’un simple PDG, un acteur majeur de la scène économique, doté d’une surface sociale et médiatique que peu de responsables d’entreprises peuvent revendiquer en Algérie. C’est précisément cela que le pouvoir ne pardonne pas.
L’État algérien tolère les fortunes, parfois même les encourage. Mais il ne tolère pas les indépendances. Quand un conglomérat privé commence à faire de l’ombre à la verticalité du pouvoir politique, à vouloir s’immiscer dans le champ médiatique (comme lors de la tentative de rachat d’El Khabar par Cevital), ou à faire entendre une voix dissonante, il devient un problème d’État.
Une lecture politique difficile à contourner Il faut être d’une ingénuité confondante pour croire à la neutralité de cette décision. Tout dans sa mécanique, son calendrier, sa portée, sa cible, relève de l’acte politique maquillé en technocratie judiciaire.
Car enfin, pourquoi frapper maintenant ? Pourquoi s’acharner sur le fils après avoir neutralisé le père ? Pourquoi ne pas attendre l’issue d’un procès équitable ? Pourquoi verrouiller les banques, interdire toute fonction de gérance, comme si Omar Rebrab devenait soudain un dissident dangereux ou un agent économique subversif ? On devine en creux une volonté d’étouffer un modèle économique non-étatique, de reprendre le contrôle sur les flux de richesse, d’en finir avec les grandes figures économiques devenues trop visibles, trop puissantes, trop libres.
Dans un pays où l’État reste le premier employeur, le premier investisseur et parfois le premier censeur, l’autonomie économique est souvent perçue comme un acte d’insubordination.
Ce que cette affaire révèle de l’Algérie contemporaine
Le cas Omar Rebrab ne dit pas seulement quelque chose de la justice. Il dit tout d’un système. Il révèle une vision ancienne du pouvoir, où l’État ne se contente pas de réguler mais aspire à dominer, à uniformiser, à effacer toute tête qui dépasse. Il signe aussi un retour à l’économie administrée par la sanction plutôt que par l’incitation, par la peur plutôt que par le dialogue.
Dans un moment où l’Algérie aurait besoin de revitaliser son secteur privé, d’attirer l’investissement, de créer de la richesse hors rente pétrolière, la mise au ban d’un acteur comme Rebrab est un signal contraire : le succès économique ne protège pas, il expose. Il ne libère pas, il condamne.
Quand le pouvoir confond autorité et contrôle
Le pouvoir algérien a peut-être gagné une manche. Il a rappelé qu’aucune fortune ne saurait s’émanciper de sa tutelle. Mais il a aussi affaibli le peu de crédibilité qu’il restait à l’idée d’un État de droit économique. Il a dit à la jeunesse que réussir, innover, créer, diversifier (si c’est hors du giron étatique) est un luxe que le pouvoir ne tolérera jamais.
Omar Rebrab est interdit d’exercer. Mais cette interdiction en dit long sur ceux qui l’ont prononcée, ils veulent des sujets, pas des citoyens. Des rentiers, pas des créateurs. Des loyautés, pas des réussites.
Le cas Rebrab : symptôme d’un capitalisme d’État négatif
Dans les systèmes hybrides, où l’économie privée cohabite avec un État profondément centralisé, l’enrichissement privé n’est jamais neutre. Il est toujours, d’une manière ou d’une autre, sous condition de loyauté implicite. La richesse, dans ces contextes, n’est pas un droit issu du mérite ou de l’innovation, mais une délégation précaire accordée par le centre. Elle devient un capital contingent, légitime tant qu’il ne devient pas autonome. Dès que ce capital prétend à une forme de souveraineté (dans le discours, dans la presse, dans l’ambition industrielle) l’État l’interprète comme une trahison.
Omar Rebrab, en incarnant un capitalisme moderne, structuré, internationalisé, a franchi une ligne rouge invisible. Il a voulu faire du privé une force motrice, non pas subordonnée mais parallèle à l’État. En Algérie, cela ne s’appelle pas une ambition, cela s’appelle une menace.
Ce que l’on observe ici, c’est le fonctionnement typique d’un capitalisme d’État à tendance défensive, où le secteur privé ne peut exister qu’à l’ombre du pouvoir. Non pas pour créer de la richesse libre, mais pour renforcer symboliquement la puissance de l’État lui-même.
L’économie comme théâtre de pouvoir, non comme espace de production
L’Algérie contemporaine n’a pas encore basculé dans une économie de marché véritable. Ce qui y prévaut, c’est un système d’économie d’autorisation, où les licences, les exonérations, les permis, les crédits, les importations, les marges bénéficiaires sont négociés avec le politique, et non dictés par les lois du marché.
L’argent ne circule pas, il s’obtient. L’entreprise ne grandit pas, elle s’aligne. Le mérite n’est pas récompensé, il est toléré, tant qu’il ne dérange pas. Dès lors, l’affaire Omar Rebrab prend une portée beaucoup plus large, elle devient un révélateur du pacte implicite entre l’État et le capital privé. Ce pacte est simple, tu peux être riche, à condition de ne jamais prétendre à une quelconque indépendance symbolique.
Tu peux investir, mais sans t’exprimer. Tu peux bâtir des usines, mais pas des récits. Rebrab a brisé ce pacte. Il a voulu être un homme d’influence dans un pays où l’influence est réservée aux militaires, aux chefs de clans, aux représentants de la souveraineté de façade. Il a voulu montrer qu’un capital algérien pouvait être stratège, visionnaire, non inféodé.
Le système, lui, a montré qu’il ne tolère que les fortunes silencieuses ou les fortunes serviles.
Le pouvoir algérien face à la notion de « sujet économique »
L’un des plus grands échecs idéologiques de l’Algérie indépendante, c’est de n’avoir jamais fait émerger de « sujet économique » libre. C’est-à-dire un citoyen producteur, entrepreneur, inséré dans une logique de responsabilité et de compétition, et non de distribution et de loyauté.
Le régime n’a pas cultivé une classe d’industriels autonomes, mais des clientèles : des patrons de l’import, des concessionnaires protégés, des partenaires passifs du système. Le cas Rebrab était une rare exception. Un entrepreneur de la deuxième génération post-indépendance, ayant bâti un groupe diversifié, résilient, qui parlait d’export, d’innovation, de valeur ajoutée.
Ce type de profil est incompatible avec l’ADN du système, fondé sur le contrôle et la rente. Car il rompt avec le schéma mental selon lequel la richesse ne doit pas précéder la légitimité politique.
Rebrab, ou l’anti-modèle dans une économie de façade
L’Algérie aime proclamer qu’elle veut un secteur privé fort. Elle le dit dans les discours, dans les plans quinquennaux, dans les forums d’investissement. Mais chaque fois qu’un privé devient réellement fort, il est rappelé à l’ordre. Comme si l’État ne pouvait supporter que des simulacres de capitalisme, jamais des forces réelles. Comme si la croissance du privé ne devait jamais menacer le monopole moral de l’État sur la réussite.
Omar Rebrab, à travers sa trajectoire, a montré une chose essentielle : que l’indépendance économique était possible sans collusion, sans capture, sans allégeance.
Cela, dans un État autoritaire, est un crime. Non pas au sens juridique, mais au sens symbolique. On ne défie pas le système en faisant de l’argent, on le défie en montrant qu’on n’a pas eu besoin de lui pour le faire.
Vers un avenir sans capital national ?
En sanctionnant les Rebrab, l’État algérien ne fait pas que neutraliser une famille d’industriels. Il envoie un message à toute une génération : « Si tu veux réussir, fais-le en silence. Ne rêve jamais d’autonomie. » C’est le contraire d’un projet de modernisation. C’est l’enterrement programmé d’un tissu économique libre, remplacé par des start-up sponsorisées, des vitrines de modernité sans ancrage ni pouvoir réel.
Car l’économie moderne n’a pas besoin seulement de lois. Elle a besoin de figures. D’exemples. De visages. De récits d’émancipation. En brisant l’image d’un Rebrab, le régime détruit aussi la possibilité de croire que l’on peut réussir ici, sans demander la permission. Il reconduit ainsi l’ethos rentier, celui de l’attente, de la soumission, de la dépendance.
Contre-modèles géopolitiques : ce que d’autres États ont compris
Sans être un parangon de liberté, le Maroc a compris une chose fondamentale : il faut encadrer le secteur privé, non l’humilier. Il a su faire émerger des groupes puissants (OCP, Attijariwafa Bank, Akwa Group…) en les insérant dans une stratégie nationale d’ouverture, d’exportation, de diplomatie économique.
Résultat : des partenariats avec l’Europe, la Chine, les États du Golfe. Une industrie automobile florissante. Des IDE en croissance. Même l’État y trouve son compte : il conserve la main, mais délègue l’exécution.
La Turquie d’Erdogan, Là aussi, le pouvoir central reste fort. Mais le régime islamo-nationaliste a intégré les « Tigres anatoliens », ces patrons pieux et patriotes venus de l’intérieur, dans son projet de développement. Il a créé une bourgeoisie industrielle conquérante, qui s’est imposée comme le bras économique de l’ascension turque.
La logique : on peut dominer sans étouffer. Encadrer sans empêcher. Transformer l’entrepreneur en levier, pas en suspect. La Malaisie, le Vietnam, l’Indonésie, ces pays, partis de structures autoritaires post-coloniales, ont compris que le passage à la modernité passe par la libération encadrée du capital privé.
Ils ne font pas l’apologie du capitalisme débridé. Mais ils ont identifié l’ennemi principal : la stagnation, pas la réussite.
Manifeste final : pour une refondation de l’État algérien autour de la liberté productive
Il est temps de poser la question à nu : à quoi sert l’État si ce n’est à rendre possible ce qu’il ne peut faire lui-même ? Un État qui réprime l’initiative, qui sabote l’excellence, qui punit l’autonomie, ne défend pas l’intérêt national : il défend sa propre peur. Repenser l’État algérien, ce n’est pas le priver de sa souveraineté. C’est lui rappeler sa mission première : assurer la fluidité des forces vives, non leur domestication. Le secteur privé n’est pas un ennemi de l’État. Il en est la conséquence logique. Il est ce qui advient quand l’État réussit à créer de la confiance, de la stabilité, de la prévisibilité.
Ce qu’il faut en Algérie, ce n’est pas un État fort. Ce n’est pas un État faible. C’est un État suffisamment mature pour ne pas s’offusquer d’être dépassé par ses enfants. Un État qui ne craint pas que surgisse un Rebrab, une autre Issaba d’hommes libres et bâtisseurs, mais qui leur dise : « Allez plus loin que moi. Ce sera ma fierté, non ma fin. »
Rabia Hassanine