23 novembre 2024
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Gisèle Halimi raconte le viol des militantes algériennes (extrait) 

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Gisèle Halimi raconte le viol des militantes algériennes (extrait) 

Dans « Avocate irrespectueuse », Gisèle Halimi raconte l’indicible : le viol des militantes nationalistes algériennes par des soldats de l’armée française. Nous publions un extrait de cet ouvrage capital.

« Je ne savais pas que je plaiderais dans les prétoires d’autres tribunaux militaires, mis en place par des lois spéciales, au moment où les pouvoirs de police étaient dévolus aux militaires. Je ne savais pas enfin que les guerres d’indépendance de la Tunisie et de l’Algérie feraient irruption dans ma vie avec telle violence, détruisant les mythes dont l’avocate était pétrie. 

En Algérie, la torture érigée en système, les disparitions,  les exécutions sommaires, accompagnées de leur cortège de complicités à tous les niveaux du pouvoir (judiciaire et politique), mettaient à mal ma croyance fervente en la primauté des droits de l’homme et surtout en leur évidente universalité.

Des hommes, policiers et militaires, tentaient de supprimer en d’autres hommes ce que l’homme avait d’intangible, sa résistance à l’oppression, son honneur de militant, sa dignité humaine. Des bourreaux qui se déshumanisent dans la tentative de déshumaniser leur victime. 

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J’ai raconté le procès de Moknine, en Tunisie. 

J’ai raconté l’affaire de la jeune militante du FLN Djamila Boupacha torturée et violée par les paras français. 

Ce que je n’ai jamais dit – ni écrit – c’est  l’ampleur du viol des femmes algériennes  par les troupes françaises. Ni les viols de masse dans les «mechtas», ni les viols systématiques – comme degré numéro un de la torture – des militantes arrêtées pendant la guerre. 

Pourquoi ce silence ?

D’abord et avant tout parce que les victimes l’avaient exigé. Au-delà de la souffrance, au-delà du choc même de la torture, ces femmes se sentaient, comme toute femme violée, coupables. Sentiment de honte inexpliqué, inexplicable (sauf, sans doute, par le conditionnement – religieux, judiciaire, culturel – de nos sociétés). Le crime de naître femme, sans doute. Les Algériens torturés décrivaient avec précision la « question » à laquelle ils avaient été soumis. Les Algériennes ne reconnaissaient avoir été violées que dans le secret, comme celles que j’avais défendues et qui affirmaient que leurs «sœurs» avaient subi le même sort. Celles qui ressortaient indemnes des centres militaires n’étaient que l’exception. Mais elles exigeaient de leurs avocats le secret. Consciente ou pas, une immense dévalorisation d’elles-mêmes, la perte de toute estime pour leur propre « humanité » les terraient dans le non-dit. Leur corps leur était devenu étranger, presque hostile. Et leur esprit amnésique ne le gouvernait plus. 

Meryem Z. ne m’avait autorisée à parler des « sévices sexuels » exercés sur elle qu’avec maintes exigences de vocabulaire. «Tu ne dis pas que j’ai été violée…Tu racontes la bouteille…C’est pas un viol ça, c’est des violences sexuelles. C’est tout». Alors qu’elle était vierge, les paras l’avaient déflorée à l’aide d’une bouteille de bière. Le viol, le « vrai », celui des geôliers, excités, avaient perpétré sur elle, après la bouteille, en la saccageant de leurs sexes, Meryem n’a jamais accepté de le dénoncer. Elle pleurait : «Je ne suis plus rien, je ne suis plus une femme, je suis morte en dedans…bonne à jeter aux ordures… » La tradition musulmane, le tabou de la virginité, la culpabilisation millénaire de la femme violée au nom du Christ, du nazisme, de la liberté – qu’est-ce que ça change, pour les femmes ?- Ont recouvert ces viols d’une chape de silence. 

«Même dans la tête de nos parents, il aurait mieux valu que nous soyons mortes, tu sais…un viol, c’est pire que tout, c’est le comble du déshonneur pour toute la famille… » Meryem pleurait, le visage dans ses mains. 

En vérité, je n’ai jamais pu me contenter de mon rôle d’avocate.

Je sentais en moi l’existence du témoin engagé. S’exprimer à la barre était du ressort du seul défenseur. S’adresser à l’opinion publique, de celui de la militante des droits et des libertés. 

Mais surtout, je voulais, avec l’énergie du désespoir, sauvegarder mes rêves d’adolescence.  J’avais choisi d’être  avocate pour rompre l’engrenage des rapports de force, faire respecter en chacun sa parcelle de dignité humaine, expliquer qu’un état psychologique extrême peut détruire un honnête homme et construire un criminel. En quelques secondes et pour quelques secondes. La justice allait-elle en faire – pour toujours – un hors-la-loi ? Refuser d’explorer ces territoires inconnus de l’individu, ces mystères où se cache sa vérité ? 

Du paroxysme personnel, je me trouvai brusquement confrontée au paroxysme de l’Histoire. Ces hommes et ces femmes épris de liberté qui, les armes à la main, voulaient arracher leur droit au pays, au drapeau, à l’indépendance. Sujets, ils se voulaient citoyens. Ils récusaient la loi française parce que la loi d’exception, la loi d’oppression, étrangère, finalement. 

Cette Histoire entrait par effraction dans mon histoire. 

G. H.

Gisèle Halimi, « Avocate irrespectueuse », éd. Plon 2002, version Pocket (pp de 43 à 46 et pp de 51 à 52) 

Merci aux éditions Plon pour l’autorisation de publication octroyée au rédacteur Tawfiq Belfadel 

Toute reproduction partielle ou totale ou impression, de cet extrait, est interdite. Pour les droits de reproductions, il faut contacter l’éditeur. 

 

Auteur
G. H.

 




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