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Hacène Hirèche : Slimane Azem a joué un rôle de messager diffusant amour et résistance 

Hacène Hirèche.

Hacène Hirèche est économiste et neurolinguiste de formation, il était enseignant de langues et de cultures berbères à l’université Paris VIII jusqu’à sa retraite en 2013. Figure incontournable du Mouvement berbère depuis les années soixante-dix, il fait partie de la génération que l’écrivain Mouloud Mammeri avait formée et avertie pour promouvoir la langue et l’identité amazighes (berbère).

Hacène Hirèche est l’auteur de plusieurs articles autour de la question berbère et de politique en générale en Algérie.  En juin 2022, Hacène Hirèche nous revient avec une belle œuvre sur Slimane Azem. Un livre plein d’informations et d’éclaircissements sur l’itinéraire artistique, militant et familial de l’un des grands maîtres de la musique kabyle, chanteur engagé, mort en exil (France) en 1983.

Le livre est disponible dans toutes les librairies de France et en ligne en dehors de l’hexagone, sous le titre : Slimane Azem, Blessures et Résiliences, Éditions l’Harmattan.

Le Matin d’Algérie : Vous qui êtes portés beaucoup plus sur les questions politiques et économiques, pouvez-vous nous dire comment est venue l’idée d’écrire un livre sur le barde de la chanson kabyle Slimane Azem?

Hacène Hirèche : En vérité, tout ce qui a rapport à l’amazighité m’a concerné, avec force, depuis mon adolescence. Ma mère était une poétesse et cela m’a conduit naturellement à la défense de notre langue, de notre culture. Du coup, j’ai suivi les cours de Mouloud Mammeri à l’université d’Alger, ceux du professeur de berbère Alphonse Leguil à l’Inalco comme j’étais assidu à un séminaire de Germaine Tillion à l’EPHE. Ce parcours m’a conduit à enseigner tamazight à l’université de Paris 8 comme tu le sais. Je suis, du reste, heureux que tu y sois un de mes successeurs. Pour moi, travailler sur l’œuvre de Slimane Azem était, en quelque sorte, un couronnement de mon itinéraire militant lors même que ce travail est venu en réaction à une publication que j’ai estimé insuffisante sur ce poète-chanteur hors normes, il faut le souligner.

Quelles sont les thématiques qu’abordaient fréquemment Slimane Azem dans ses chansons ?

Pour répondre franchement, Slimane Azem a tout dit ou presque. Je le pense profondément. Avant lui, la poésie chantée était considérée comme un passe-temps quasi inutile. Ce n’était pas vraiment un art et encore moins une profession. Aujourd’hui, le chanteur-penseur est vu comme un acteur essentiel, dans la chaîne de transmission culturelle, linguistique et historique.

En fabriquant de nouveaux récits poétiques, devenus des corpus de psychogénéalogie et de phénoménologie, Slimane Azem a donné un rôle nouveau au chanteur kabyle. Il en a fait un révélateur des rapports sociaux en constante mutation. En chantant un siècle de complots et de pièges tendus contre sa société, son œuvre est devenue un corpus de philosophie politique qui s’apparente à un miroir social. Cette œuvre, il l’a construite à partir de matériaux structurants qu’il a mis en exergue pour mieux les détricoter. Politique, géopolitique, critique sociale le tout accompagné de beaucoup de dérision, fables, philosophie sont quelques-uns de ses nombreux penchants thématiques.

Qu’est-ce qui est singulier dans l’art de Slimane Azem pour qu’il soit admiré et adulé dans le monde berbère ?

Les pensées azémiennes ont pour ancrage sa société. Ses blessures sont celles de son peuple. Les faits majeurs de l’histoire contemporaine de l’Algérie et surtout de la Kabylie, jouent un rôle direct ou indirect dans l’irruption de son œuvre et c’est pourquoi il incarne, au sens quasi biblique, le destin collectif de son peuple. Il a mené, à sa manière, un combat anticolonial puis antidictatorial à un moment où les commissaires censeurs et leurs zélés informateurs ne laissaient rien passer. Il en a payé le prix, un prix qu’il a assumé dignement jusqu’à son dernier souffle. C’est naturellement qu’il était devenu le mentor de toutes celles et ceux qui sont imprégnés profondément ou marginalement de son œuvre.  Il a joué un rôle de messager diffusant amour et résistance à la fois.

L’apport de Slimane Azem à la question berbère est immense, il a œuvré à la conscientisation des masses, il s’est opposé au pouvoir en place… peut-on dire qu’il était l’artiste kabyle, pionnier, engagé politiquement ou il y avait d’autres ?

C’est Slimane Azem qui, le premier, a chanté la philosophie politique. En ce sens, il a, à travers son œuvre, immense et immortelle, donné de l’épaisseur à la culture et à la langue amazighes de Kabylie. Son talent, la profondeur de sa pensée, ont tracé un chemin que beaucoup de ses disciples ont emprunté par la suite. C’est pourquoi son apport est considérable.

Quel héritage reste-il de Slimane Azem pour la nouvelle génération qui se trouve dans les deux rives de la méditerranée ?

Le premier héritage est, comme je le disais précédemment, son œuvre faite de hauteur de vue, d’analyse politique et sociétal. Beaucoup de ses dires sont prémonitoires et beaucoup d’autres sont devenus des expressions proverbiales dans la langue kabyle quotidienne comme « i temẓin yekrez wezger, amek armi tent yeɛlef weɣyul ?». (Pourquoi l’âne s’est vu attribué les fruits du labeur du bœuf ?)

Quarante ans après la disparition de l’artiste, y a-t-il, aujourd’hui, un projet de sauvegarde ainsi que de promotion du patrimoine immatériel et matériel de Slimane Azem ?

Nous avons, un ami et moi-même, tenté de racheter sa maison dans le Tarn-et-Garonne pour en faire un musée et nous n’avons pas pu rassembler les fonds nécessaires. Mais l’idée reste encore d’actualité même si les chances sont minces. Par ailleurs Monsieur Mohand Anemiche, son producteur, recherche aussi un budget, en ce moment, pour publier ses chansons inédites.

Il y a une quarantaine de titres environ, ce qui est considérable. Enfin, il faut signaler que la Mairie de son village natale est en train de réhabiliter sa maison pour en faire un centre culturel et mémoriel. Il faut rajouter aussi, et c’est décisif pour la suite, le fait que son œuvre commence à entrer dans les programmes scolaires algériens. Un de ses textes figure dans le livre de langue française de la classe de 4e année moyenne. Disons, pour prêcher l’optimisme, qu’il y a un début à tout. Ceci dit, il appartient à chacun de nous toutes et tous de créer là où il peut une activité autour de son œuvre musicale, poétique ou théâtrale.

Votre livre est consacré globalement à l’analyse de l’un de ses chefs-d’œuvre Ffeɣ ay ajraḍ tamurt-iw” pourquoi votre choix est porté sur cette chanson et non pas sur une autre ?

Oui, disons que c’est le texte central. Au départ, je n’avais pas l’intention d’écrire un livre. Je devais me contenter d’un article sur cette chanson phare qui montre bien l’engagement anticolonial de Slimane Azem. Comme mon texte était trop long pour un article, je l’ai ettofé avec d’autres compositions.

Peut-on dire que ce chef-d’œuvreFfeɣ ay ajraḍ tamurt-iw”, qui date de 1956 qui a mis à nu la colonisation française, est valable aussi pour décrire la situation que vit actuellement la Kabylie? 

Même si les contextes sont totalement différents, on peut, en effet, lire ce “chef-d’œuvre” comme vous l’appelez à juste titre, au regard de ce qu’endure aujourd’hui le peule algérien globalement et le peuple kabyle particulièrement qui subit brutalités, minorisation, exclusion de façon récurrente. Tout le monde connait les ingérences de l’Egypte, des Emirats, de la Turquie, de l’Arabie dans les affaires algériennes. En bonne partie, la discrimination qui vise Imazighens vient de ses ingérences là. Alors oui, l’œuvre de Slimane Azem est intemporelle pour certains thèmes.

Pourquoi le pouvoir algérien depuis Ben Bella en 1962 jusqu’à l’actuel pouvoir de Tebboune, ne souhaite pas reconnaitre et honorer officiellement Slimane Azem?

Le pouvoir algérien est paranoïaque. Il n’admet pas que l’on pense en dehors de ses lignes dogmatiques et psychorigides, à plus forte raison s’il s’agit d’une personnalité kabyle influente. Slimane Azem est frappé d’ostrasisme mais le fait d’avoir introduit une de ses productions dans le programme scolaire officiel est un point qu’il ne faut pas négliger. Affaire à suivre lors même qu’il faut se garder de toute illusion.

Nous sommes en plein 43e anniversaire du printemps berbère 1980, une date repère pour tout militant berbériste. Vous étiez l’un des acteurs majeurs dans la diaspora, pouvez-vous nous dire quelques mots sur cet évènement politique majeur qu’a connu l’Algérie et si vous aviez aussi connaissance,  comment Slimane Azem avait accueilli cette révolte kabyle contre le pouvoir central d’Alger ?

Avril 1980 est en effet un moment historique. Pour la première fois depuis la décolonisation, des centaines de milliers d’Algériens sont sortis dans la rue, pendant des semaines et des mois, pour dire non au système coercitif mis en place par le tandem Ben Bella-Boukharouba. Manifester pour tamazight et pour l’instauration d’un Etat démocratique à cette époque-là, montre bien que le peuple de Kabylie avait, depuis longtemps, un grand sens des responsabilités. Ce n’était pas une gageure mais un sens du devoir, un élan libérateur d’avant-garde. Malgré une intention pacifique et constructive du mouvement, le régime algérien a choisi de répondre par la brutalité et la loi du plus fort : arrestations, humiliations, jugements à l’emporte-pièce, emprisonnement, tortures. Le droit des peuples à disposer de leur langue et de leur culture est étranger à la grammaire politique du système algérien. Celui-ci a été étouffé le désir de changement dans l’œuf. Slimane Azem a accueilli avec joie et espoir les événements de 1980. Il les a d’ailleurs célébrés dans deux ou trois compositions. En voici un exemple :

« Aqlaɣ nettɣenni nfeṛṛeḥ

Yebda ad d ittban ṣṣeḥ

Γef teqbaylit yuli wass …

Qesden-d ad tt neṣḥen tarwa-s

 

Nous voici fredonnant et joyeux

La vérité resurgit enfin

Sur la « kabylitude », le jour se lève… »

Qu’ajouter finalement sur Slimane Azem après votre ouvrage ?

Slimane Azem a transformé sa vocation artistique en capital de résilience pour lui et pour son peuple. Peu de créateurs ont suscité, comme lui, autant de passion, tant d’admiration. Légende de son vivant, l’artiste fait partie des figures prophétiques qui ont marqué le XXe siècle. Je me suis attaché, avec mon modeste livre, à faire découvrir quelques aspects de son œuvre fabuleuse. J’espère que les lecteurs apprécieront et que quelques-uns d’entre eux poursuivront ce travail.

Entretien réalisé par Farid Benmokhtar 

 

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