Hocine Ziani est l’un des plus grands peintres algériens contemporains, une figure majeure de l’art figuratif dont l’œuvre impressionne par sa rigueur, sa sensibilité et sa puissance évocatrice. Autodidacte au parcours hors du commun, il a su imposer une vision artistique profondément ancrée dans la mémoire collective, l’histoire nationale et la beauté des paysages algériens. Un regard d’exception, porté par un artiste qui, loin des modes passagères, trace un sillon d’une rare profondeur.
Né à Sidi-Daoud, près de Dellys, Ziani est reconnu pour ses toiles de grand format, où s’entrelacent maîtrise du dessin, précision historique et lyrisme pictural. S’inscrivant dans une tradition figurative qu’il renouvelle avec force, il explore avec intensité les paysages de l’Algérie, les scènes de vie nomade, et les grands moments de son histoire.
Sa peinture est une œuvre de mémoire et de sensibilité : elle restitue des fragments d’humanité, interroge l’identité algérienne et donne à voir, dans la lumière et la matière, un rapport au monde empreint de spiritualité. Il est aussi l’un des rares artistes à avoir été sollicité par les institutions pour illustrer l’histoire nationale, notamment dès les années 1980. Aujourd’hui encore, son œuvre poursuit son évolution, mêlant recherche esthétique, réflexion existentielle et engagement poétique.
Dans cet entretien, Hocine Ziani revient sur les racines de sa vocation, née au cœur d’une enfance marquée par la guerre, la nature, et le silence des commencements. Il évoque son rapport au dessin, au grand format, et à la mémoire collective qu’il interroge par la peinture historique. Au fil de ses réponses, l’artiste dévoile une vision exigeante et habitée de son métier, où la rigueur technique ne se dissocie jamais de l’élan intérieur.
Le Sahara, la nature, l’histoire de l’Algérie, mais aussi la condition humaine et l’introspection sont au cœur d’une œuvre habitée par une quête de sens, de beauté et de vérité.
Le Matin d’Algérie : Quelles expériences personnelles ou paysages ont été les plus influents dans votre développement artistique ?
Hocine Ziani : Quand j’ai commencé à dessiner, la peinture n’existait pas encore, elle m’était absente dans tous les sens du terme. Le pinceau et la toile, le crayon et le papier, la craie et l’ardoise, tout cet arsenal, je l’ignorais. Mais je dessinais quand même. Quand j’ai commencé à dessiner, il n’y avait pas d’école, il y avait surtout la peur et la guerre, mais aussi le ciel et la terre. Dans mon univers d’enfant, la situation était délétère et je m’accrochais à la jupe de ma mère, en l’absence de mon père.
Quand j’ai commencé à dessiner, aucun autre peintre n’existait, même pas De Vinci. Il n’y avait ni classicisme, ni impressionnisme, ni abstrait, ni concret, il y avait juste la poterie de ma mère, mon tout premier repère. Quand j’ai commencé à dessiner, c’est la sève colorée des fleurs qui composait mes couleurs et la pierre me servait de support. Quand j’ai commencé à dessiner, j’étais entouré et inspiré par la poésie du visible. La nature fut mon lieu de culture, mon répertoire, mon grand livre de littérature. Depuis, je poursuis le chemin des commencements, sans jamais chercher à mimer les styles ; n’entretenant que la flamme de peindre, je fais la sourde oreille au vacarme croissant des courants, ces faiseurs de vagues.
Le Matin d’Algérie : Vous êtes connu pour vos œuvres de grand format et votre maîtrise des détails. Comment développez-vous votre approche technique ?
Hocine Ziani : Depuis mon adolescence, j’ai toujours rêvé de peindre sur de grandes toiles. Dès que je voyais un vaste mur blanc, je m’imaginais spontanément y déployer des compositions grandioses, souvent inspirées par l’histoire. Cette envie était si persistante que son origine m’échappait ; elle était accompagnée d’une légère frustration, mais je savais attendre mon heure.
La première réelle opportunité s’est présentée là où je ne l’attendais pas : lors de mon service militaire. En dehors de mes obligations sportives, je nourrissais ma passion pour le dessin, offrant mes créations autour de moi. C’est de cette manière que j’ai été repéré par mes responsables, qui m’ont confié la décoration murale d’une salle d’escrime.
Pour l’amateur que j’étais, ce fut une chance inespérée. Entre deux entraînements, je consacrais mon temps libre à réaliser ces peintures murales, ainsi que des affiches sur commande. En 1977, je retrouvai la vie civile. Quelques mois après, je sautai le pas et je devins peintre professionnel. Le rêve de réaliser des peintures historiques se concrétisa lorsque, en 1983, le gouvernement me sollicita pour illustrer l’histoire nationale. Ce fut une ouverture, une véritable consécration. C’est en lisant des textes historiques que des images prenaient forme dans mon imagination, prêtes à jaillir sur la toile.
Ma démarche commence toujours par des esquisses sur papier, plus ou moins élaborées, mais dès que j’aborde le grand format sur toile, la composition évolue, se transforme au fil des jours, s’éloignant de l’esquisse initiale. Cela a toujours été ainsi : on ne peut pas se répéter, car la création nécessite le renouvellement. Chaque jour, l’expérience me change, et l’œuvre change avec moi.
Le Matin d’Algérie : Pourquoi avez-vous choisi de mettre en avant l’histoire de l’Algérie dans vos tableaux ?
Hocine Ziani : Je considère la peinture comme un miroir de l’âme et de la mémoire collective. Chaque œuvre, qu’elle soit paysage, nature morte ou scène historique, naît d’un élan intérieur : je peins ce qui me touche, ce qui me ressemble, ou ce vers quoi je tends. Quand il s’agit d’histoire, peindre l’Algérie, c’est convoquer une mémoire partagée, c’est donner forme à l’expérience de tout un peuple. Mettre l’histoire nationale en avant dans mes tableaux n’a jamais été une volonté de célébration figée, mais plutôt une quête de sens : j’essaie de rendre hommage à ceux qui nous ont précédés, d’interroger le présent à la lumière du passé, et d’offrir aux Algériens une occasion de se reconnaître et de se réapproprier leur histoire à travers l’art.
Ma démarche est autant intime que collective. À travers la représentation de notre histoire, j’invite chacun à réfléchir à son propre rapport à l’identité, à la transmission et à l’héritage. En peignant l’Algérie, je me relie à ma propre histoire, mais aussi à celle de tous ceux qui partagent ce territoire et cette mémoire. C’est en cela que l’art, pour moi, prend tout son sens : il permet la rencontre entre l’individuel et l’universel, entre la singularité d’un regard et la force d’une histoire commune.
Le Matin d’Algérie : Quels aspects du désert du Sahara vous inspirent le plus dans votre œuvre ?
Hocine Ziani : Le Sahara exerce sur moi une fascination profonde, presque indicible. Au-delà de son immensité, c’est la variété infinie de ses paysages qui m’inspire : dunes mouvantes, plateaux rocailleux, vallées secrètes, oasis inattendues. Chacun de ces décors raconte une histoire silencieuse, sculptée par le vent et le soleil. Mais plus encore que la beauté brute de la nature, c’est l’histoire humaine du Sahara qui me touche : la vie des nomades, leur capacité d’adaptation, leur mémoire collective, la simplicité et la sagesse qui émanent de leur quotidien souvent rude.
L’espace saharien, par sa vastitude, invite à la contemplation, au recueillement. Il confronte l’homme à la solitude, à ses limites, à l’essentiel. Cette immensité, dépouillée de tout superflu, pousse au rêve et incite à la méditation. Dans mes œuvres, je cherche à rendre non seulement la lumière unique, les jeux d’ombre et de couleurs, mais aussi cette force silencieuse, cette spiritualité discrète qui émane du désert.
Le Sahara, pour moi, est à la fois terre de survie et de poésie, d’épreuves et de rencontres, un lieu où la nature et l’humanité se rejoignent dans une pulsation commune. C’est tout cela qui nourrit ma peinture et qui fait du Sahara une source d’inspiration inépuisable.
Le Matin d’Algérie : Comment percevez-vous la réception de votre art dans le monde contemporain, notamment sur la scène internationale ?
Hocine Ziani : Pour répondre à cette question, il est essentiel de rappeler le contexte historique de l’art contemporain. Durant l’après-guerre, plus précisément entre les années 1950 et 1980, la scène internationale voyait triompher l’art abstrait, qui imposait sa loi presque exclusivement. Le figuratif était relégué au second plan, et il était très difficile, pour un peintre attaché à la représentation, de trouver une place, une reconnaissance ou même simplement une galerie prête à exposer son travail. Les portes restaient closes, et l’idéal artistique dominant laissait peu de marge à d’autres expressions.
Il a fallu attendre la crise du début des années 1990, provoquée notamment par la guerre du Golfe et l’effondrement de la spéculation, pour observer un véritable retournement.
Face à l’incertitude et à la lassitude, de nombreux amateurs se sont à nouveau tournés vers l’art pour ce qu’il a de plus humain : la transmission des émotions, la force du vécu, ce lien intime entre un créateur et son public. Le figuratif, d’abord timidement, puis avec plus d’assurance, a retrouvé ses lettres de noblesse. J’ai eu, en tant que témoin et acteur de cette transition, l’opportunité d’être sollicité à ce moment-là, alors même que les artistes figuratifs étaient encore largement minoritaires.
Aujourd’hui, la réception de mon art – et plus généralement celle de la peinture figurative – a beaucoup évolué. Sur la scène internationale, il existe à présent une véritable place pour le figuratif, qui s’exprime dans toute sa diversité, et qui retrouve une connexion profonde avec le public. Je constate que mon travail est apprécié à sa juste valeur, en dehors de toute mode ou spéculation, pour sa capacité à tisser un lien entre l’histoire, l’humain et le sensible. Le public contemporain, bien qu’exposé à l’immense variété des courants actuels, montre, à travers sa curiosité et sa fidélité, à quel point le besoin de narration, d’émotion et d’ancrage dans une histoire partagée reste fort.
Le Matin d’Algérie : Quels sont les artistes, les lieux ou les expériences qui ont le plus façonné votre vision artistique ?
Hocine Ziani : Comme tout artiste, je suis le fruit d’influences multiples, certaines pleinement conscientes, d’autres plus subtiles et inconscientes. Au fil du temps, mon regard et mes goûts ont évolué avec mon parcours de vie et l’expérience. J’ai été tour à tour fasciné par le classicisme, attiré par le romantisme, touché par le surréalisme, séduit par l’impressionnisme, interpellé par l’expressionnisme, et même intrigué, à une époque, par certaines formes d’abstraction. Chacune de ces écoles m’a apporté sa lumière propre, et je crois que mon travail porte encore la trace de ces différentes sensibilités.
Quant aux artistes qui m’ont marqué, ils sont nombreux : ce sont avant tout ceux qui, quels que soient leur époque ou leur style, faisaient preuve à la fois de maîtrise et de sincérité dans leur démarche. Plus que des noms précis, c’est leur authenticité qui m’a guidé. Je pourrais citer beaucoup de figures majeures, mais au fond, ce sont leurs parcours, leur passion et la vérité de leur œuvre qui continuent de m’inspirer.
En ce qui concerne les lieux et les expériences, la nature de mon pays a toujours été une source majeure d’inspiration, tout comme mes rencontres et les itinéraires artistiques que j’ai traversés. C’est ce tissage d’influences et de vécus qui fait, aujourd’hui, ma vision artistique.
Le Matin d’Algérie : Quels projets ou thèmes souhaitez-vous explorer dans les années à venir ?
Hocine Ziani : La condition humaine est un thème fondamental qui m’a toujours interpellé, même si je ne lui ai pas encore consacré de cycles ou de séries spécifiques. Je ressens aujourd’hui le besoin d’explorer davantage la dimension intérieure de l’être, avec tout ce que cela implique de complexité, de souffrance, de rêves et d’élan vital. La psychanalyse, avec sa capacité à révéler les profondeurs cachées de l’âme humaine, m’apparaît comme un terrain d’exploration particulièrement riche et stimulant. Cela pourrait m’ouvrir de nouvelles pistes thématiques, à la croisée de l’individuel et du collectif, de l’intime et de l’universel.
Je pense aussi à travailler sur la mémoire, l’identité, et la question du temps qui passe : autant de sujets qui, pour moi, restent indissociables de l’aventure artistique. En somme, je me sens prêt à ouvrir mon œuvre à de nouveaux territoires, tout en restant fidèle à cette quête de sens et de sincérité qui m’a toujours animé.
Le Matin d’Algérie : Un dernier mot peut-être ?
Hocine Ziani : Je voudrais profiter de ce dernier mot pour vous remercier sincèrement, non seulement pour votre engagement en faveur de la culture à travers votre propre œuvre littéraire, mais aussi pour cette tribune que vous offrez aux artistes et à tous ceux qui cherchent à s’exprimer. Grâce à cette ouverture, ce sont autant d’expériences et de regards qui nous enrichissent collectivement. Merci de permettre ce dialogue et ce partage.
Entretien réalisé par Brahim Saci