Slimane Azem était un poète, philosophe, chanteur ou prophète exilé sans dogme ni temple.
Selon toutes les légendes, un prophète est une personne qui a reçu d’une divinité le don de prédire une partie de l’avenir et de révéler certaines vérités cachées.
Il en est ainsi de Slimane Azem. Pour avoir une existence éternelle, un ange se serait présenté devant lui et lui aurait intimé de choisir entre avoir le don de faire des isefra (poèmes) et de les chanter ou avoir beaucoup d’enfants pour sa descendance. Slimane Azem a choisi le don des Isefra, d’où son œuvre monumentale et l’absence de descendance.
Slimane Azem est né le 19 septembre 1918 à Agwni g-eɣran dans le Kouriet, au pied du Djurdjura en Haute Kabylie dans Lɛerc des At Sedqa. Agwni veut dire plateau et désigne vraisemblablement la cour qui fait office de placette centrale qui s’étale modestement au cœur du village. Le terme Iɣran est, en revanche, plus énigmatique et ouvre la voie à plusieurs interprétations. Mon sentiment est qu’il est probablement la déformation de lɣiran, pluriel de lɣar (grotte, synonyme de anu), ce qui donne « Agwni g-eɣran », plateau des grottes. Il n’y a pas si longtemps, les femmes du village, pour stocker de l’eau et des denrées alimentaires périssables, utilisaient les grottes situées à proximité de cette cour et au creux d’une gigantesque falaise du haut Djurdjura que les Dieux ont offert généreusement aux Hommes de ces montagnes. Un lieu magique.
Dès le matin, à l’heure où femmes, hommes et enfants sont poussés dehors pour vaquer aux travaux des champs, grottes et sommets se renvoient l’écho d’une harmonie vibratoire de ces gens humbles, sensibles, braves et plein d’ardeur au travail.
Précipices et pitons sont des sites féériques. Ils représentent le plus souvent des divinités protectrices venues du fond des âges comme Lalla Khedidja ou Talettat (main du juif). Dans la culture spirituelle kabyle qui résiste encore aux assauts dogmatiques du wahhabisme récemment importé d’Arabie, les Saints restent des figures tutélaires des lieux.
Cet endroit pauvre mais divin a indéniablement marqué Slimane Azem. Il y a trouvé sa muse comme l’a voulu la légende. Il hantera le poète tout au long de sa vie. Lorsqu’il s’installe, dès 1963, dans une ferme à Moissac en Tarn-et-Garonne, il s’ingénie à faire revivre, comme il le peut, le décor de son enfance. Il y fait pousser oliviers, figuiers et grenadiers comme il y organise aussi son petit potager. Pour le poète, cet emplacement acquit très vite, comme par magie, les saveurs des lieux ancestraux, c’est pourquoi il l’a toujours choyé.
C’est donc naturellement que l’écosystème d’Agwni-geɣran, reconstitué tant bien que mal à Moissac, est resté une de ses sources d’inspiration, un milieu à la fois hostile et protecteur. Il y a puisé un esprit de résistance, un souffle insurrectionnel. Ses positions anticoloniales sans équivoque (ffeɣ ay ajrad tamurt-iw/criquet quitte mon pays) et ses critiques du régime post-colonial (imqerqer/crapeau), il en trouvera le sens au contact physique et psychologique de l’expérience humaine qui s’est toujours jouée sur cette terre quasi-céleste.
La poésie chantée était pour l’homme traqué, le seul refuge, le seul procédé de révolte et de réparation, le seul cadeau qui a enchanté son cœur. À la laideur du contexte politique et social du pays, notre poète y oppose la beauté du verbe.
Le site autour d’Agwni g-eɣran est tout en hauteur. Il est un mélange de petites parcelles agricoles et pastorales, de lieux saints et d’aires de détente. Les eaux de pluies s’y précipitent avec affolement, puis se déversent en filets d’argent vers la vallée tout en laissant derrière elles des nappes souterraines précieuses et éternelles. Le poète y convoque des couleurs, des sons, des parfums pour former le chœur des astres auxquels se mêlent, quand c’est inéluctable, l’odeur de poudre noire et la froideur de l’acier.
Quand on sait que Slimane Azem a parcouru, enfant, cette contrée à la fois hostile et protectrice, on comprend mieux l’inspiration du poète philosophe qu’il est devenu. Son œuvre a surgi de ces profondeurs pour s’élever haut comme une création divine.
Pays étincelant dont la clarté est en congruence avec ses secrètes et lumineuses intuitions. C’est là, au-dessus de ces espaces, qu’il envoie son hirondelle explorer et saluer ses tribus, ses ɛarc (Arches) plusieurs fois séculaires. Un espace où s’ancre une vie sobre, fière, généreuse et en perpétuelle lutte pour desserrer l’étau des envahisseurs, des oppresseurs. « Ay afrux ifilelles…ɛelli di tegnaw ɣewwes/ awi yi d lexbar n tmurt » (Hirondelle, prends ton envol, monte au plus haut, pique ensuite et ramène-moi les nouvelles du pays…).
Contre le chagrin de l’exil, contre la nostalgie qui étreint, loin de la terre natale qui circule dans ses veines, le poète cultive le culte de l’altitude. Il a pour désir l’utopie d’un air pur et frais et pour passion l’espoir d’une liberté retrouvée, d’un pays regagné. C’est là que l’artiste se hisse avec l’hirondelle, pour revivre, respirer et clamer l’amour du pays. Le poète sait pourtant que cet épanchement libérateur ne débouche, le plus souvent, qu’à accroître sa déception, son chagrin. La montée au paradis de l’envoyé signifie souvent la descente aux enfers de l’envoyeur.
Hacène Hirèche : Slimane Azem a joué un rôle de messager diffusant amour et résistance
Le malaise qu’il s’attend à vaincre ne fait que s’amplifier. Les symptômes d’une vie intérieure troublée ne cessent de se multiplier, de le tourmenter et de remuer ses entailles. Il mène une vie torturée par les conspirations des dominants et de leurs auxiliaires. Autour de lui, tout s’aggrave et la création poétique, elle-même, agrandit les blessures qu’elle est censée suturer. Plus l’hirondelle plane librement vers le pays aimé, plus le rêveur se heurte à un infranchissable mur, à un rideau de fer.
Slimane Azem a subi de gros préjudices. Et ces derniers ne sont en rien une conséquence de ses actes, mais le contrecoup de ce qu’il est, de ce qu’il représente, de ce qu’il incarne. Il est né et a grandi dans un pays déchiré, dans un climat global d’écartèlement. Mais tout se passe comme si les blessures permanentes qui meurtrissent l’âme du poète et le cœur des siens, étaient aussi celles d’où surgissent les raisons et les ressorts de sa résilience.
Slimane Azem est resté, sa vie durant, prisonnier du mythe du retour. Alors jusqu’au dernier soupir, il se persuadait de pouvoir aller et venir et attribuait son hésitation obsessionnelle non pas à ses censeurs mais à son coupable cœur gonflé d’espoirs puis de désespoirs.
Ul-iw baqi yettxemmim
M’ad iqim neɣ ad iṛuḥ
Mon cœur toujours s’interroge
Hésitant entre rester ou partir
Il a vécu l’exil en dents de scie à l’image de l’environnement escarpé qui l’a vu naître, grandir puis s’exiler. Loin de l’en éloigner, cette séparation douloureuse lui a permis de consolider le lien viscéral qu’il avait avec sa terre natale, tamurt. Il se persuadait de pouvoir toujours la retrouver prête à lui ouvrir des bras sauveteurs, comme elle lui a offert une âme poétique. Lors même que les colons et leurs successeurs en ont fait une prison à ciel ouvert, Slimane Azem réagissait à la manière de Marcel Proust pour qui « là où la vie emmure, l’intelligence perce une issue ».
Slimane Azem est mort à 65 ans. Il aurait eu 105 ans aujourd’hui. Son œuvre est devenue le manifeste du peuple minoré. Elle comble les trous béants de l’histoire officielle, corrige le récit national délibérément altéré par les dominants et crée un cadre herméneutique pour la parole de son peuple. Elle exhume en même temps la pensée algérienne authentique, celle des Amazighs, celle que les despotes d’hier et d’aujourd’hui tentent de travestir, quand ils ne peuvent pas tout bonnement l’éradiquer *.
Hacène Hirèche, consultant
Barcelone, le 19 septembre 2023
(*) Extraits remaniés de « Slimane Azem – Blessures et Résiliences » (éditions L’Harmattan)