Retour sur un tournant majeur de la contestation en Kabylie et en Algérie postindépendance. Un jour sombre où des hommes au pouvoir ont organisé la chasse du Kabyle en plein Alger.
Il y a vingt-quatre ans, le 14 juin 2001, la Kabylie écrivait l’une des pages les plus marquantes de l’histoire contemporaine algérienne. Ce jour-là, des centaines de milliers de citoyens, venus en majorité des wilayas de Tizi-Ouzou, Béjaïa, Bouira et Boumerdès, ont convergé vers Alger pour dénoncer, dans une marche d’une ampleur inédite, la répression sanglante qui avait frappé la région depuis le déclenchement du Printemps noir en avril de la même année.
Tout commence le 18 avril 2001, lorsque la mort du jeune lycéen Massinissa Guermah, tué dans les locaux de la gendarmerie à Beni Douala, met le feu aux poudres. Très vite, la Kabylie s’embrase. Manifestations quotidiennes, barrages routiers, grèves et rassemblements populaires s’enchaînent dans une ambiance lourde de colère et d’indignation. La réaction de l’État est brutale. La répression se déploie avec une violence inouïe : 126 morts, des milliers de blessés, tous jeunes, parfois mineurs, pour la plupart atteints par des balles réelles.
Face aux dérives autoritaires de l’Etat, la réaction pacifique citoyenne
Face à cette dérive autoritaire, la société kabyle s’organise. Des comités de village et de quartiers voient le jour. Des délégués sont élus pour porter la voix des populations locales. De ce foisonnement d’initiatives citoyennes naît un mouvement structurant : les Arouch (assemblées), qui privilégient le consensus et l’auto-organisation comme mode d’action. Leurs revendications sont réunies dans un texte fondateur : la plateforme d’El Kseur, adoptée lors d’un conclave dans la wilaya de Béjaïa. Le document liste des doléances à la fois politiques, sociales et identitaires, exigeant notamment la vérité sur les assassinats, le retrait des forces de sécurité de la région et la reconnaissance pleine de l’identité amazighe.
Une marée humaine pour faire entendre la voix du peuple
La marche du 14 juin 2001 s’inscrit dans cette dynamique de mobilisation citoyenne. Annoncée comme une démonstration pacifique et massive, elle vise à porter les revendications de la Kabylie au cœur du pouvoir central, devant le palais d’El Mouradia. Mais ce qui devait être une marche de dignité tourne au carnage. À l’entrée d’Alger, les marcheurs sont pris en tenaille. La capitale est quadrillée, des brigades anti-émeutes et des groupes de délinquants manipulés sont mobilisés pour « défendre » la ville. La répression est méthodique, féroce, préméditée.
Les médias instrumentalisés contre le peuple
Dans ce chaos, un autre front se révèle : celui de l’information. Les médias publics, notamment l’ENTV, et certains journaux de langue arabe, participent à la stigmatisation des manifestants. Des appels à « défendre Alger » contre une prétendue invasion sont relayés sur les ondes et dans la presse, nourrissant un climat de peur et de haine. La couverture médiatique officielle se transforme en arme de guerre psychologique, criminalisant l’indignation populaire et légitimant la répression.
Vngt-quatre ans plus tard, cette marche reste gravée dans la mémoire collective comme l’expression d’un sursaut populaire face à l’arbitraire d’État. Elle incarne un tournant dans la culture de la protestation en Algérie post-indépendance. Le mouvement des Arouch, dans son organisation horizontale et participative, a ouvert une voie inédite pour les luttes citoyennes.
Une mémoire encore vive
Aujourd’hui encore, les blessures du Printemps noir restent béantes. Ni les victimes n’ont été réhabilitées, ni les responsabilités clairement établies. Et pourtant, le 14 juin demeure une date symbole : celle d’une jeunesse qui a voulu briser le silence, affronter la peur et refuser l’injustice, au nom d’un idéal de justice, de dignité et de vérité.
Témoignage. « Le 14 juin, nous ne sommes pas partis pour faire tomber le président » Belaïd Abrika, in Le Soir d’Algérie 14 juin 2017
Figure emblématique du mouvement citoyen des Arouch, Belaïd Abrika revient sur les coulisses de la mobilisation historique du 14 juin 2001. Il insiste : cette marche n’avait rien d’un projet insurrectionnel, mais visait une interpellation forte de l’État central sur la gravité de la situation en Kabylie, après des semaines de répression meurtrière. « Le 14 juin, nous ne sommes pas partis pour faire tomber le président, mais pour exiger une réponse d’urgence à nos revendications », soutien cette ancienne figure des arouch. Selon lui, le dialogue avec les autorités avait en réalité débuté bien avant 2004, contrairement à ce que certains laissent entendre. Dès 2001, à la suite de la manifestation de Tizi Ouzou, une rencontre avait eu lieu avec le Premier ministre Ali Benflis. L’une des premières avancées concrètes obtenues fut la tenue d’une deuxième session du baccalauréat.
Mais le tournant répressif du 14 juin, ajoute-t-il, a brisé l’élan de négociation. « La rue, légitimement, a rejeté tout dialogue en l’absence de signaux clairs de la part du pouvoir. »
La rédaction