Vendredi 8 mai 2020
Ils abattaient les indigènes par groupes de vingt ! (II)
Ils avaient tiré. Le jour où la France dansait. Le jour où Colbert, après Sétif et Kherrata, ne fut plus qu’un vaste cimetière, Oradour-sur-oued, oued de sang ; quand de l’église de la Sainte-Croix descendit une rivière pourpre, le long des forges, vers le café Santo, rasant les maisonnettes blanches aux toits de tuiles rouges, sous le parfum des lilas, des rosiers et des jasmins, formant les premières flaques sous les mûriers et les micocouliers puis les suivantes devant les taudis où agonisaient des familles affamées, aux pieds de Kacem.
– Bouya ! Bouya !
À la couleur du sang, l’enfant s’était deviné orphelin.
El-Khier venait de mourir au milieu des fontaines.
– Sale Arabe, on t’a eu !
Je dois, à la vérité, souligner ce détail : les assassins allemands de la Waffen-SS ne criaient pas à Oradour. Ils exécutaient en silence. En masse, mais en silence. Les mitrailleuses alignées face aux hommes, aux femmes, aux enfants, ils laissaient parler les balles. Une demi-minute, une minute. À Sétif, les colons de la Main rouge, les policiers et les militaires, eux, hurlaient. De joie bestiale ou de rage carnassière, on n’en sait rien. Mais ils
hurlaient en abattant les indigènes par groupes de vingt !
Ce fut leur seule dissimilitude. Pour le reste, Dieu qu’ils se ressemblèrent dans leur manière hystérique de donner la mort !
J’ai écouté Paolita me raconter Oradour, j’ai passé des nuits avec Siyad me narrant les derniers instants d’Aldjia, j’ai suivi le récit de Kacem dans Colbert martyrisée, et j’ai tremblé sur l’amnésie de l’ancien supplicié qu’on avait vu se travestir en féroce bourreau.
Qui, d’Aldjia ou de Gabríl, mourut d’une mitrailleuse française ? Et qui périt d’une décharge allemande ? Dans le récit des deux carnages, dans les paroles de Paolita et de Kacem, je n’ai vu qu’un seul doigt noir appuyer sur la détente – le doigt de la main meurtrière qu’agita l’escadron français de la Garde républicaine pour semer la mort à Sétif, Périgotville, puis à Kherrata, Colbert, et Saint-Arnaud ; c’était aussi la main des Panzer-grenadiers de la Waffen-SS massacrant les hommes, les femmes et les enfants d’Oradour-sur-Glane ! Une seule et même main ivre de haine.
Une haine furieuse. La haine d’abattre les fuyards ou les vieux impotents ; la haine de cette femme d’un colon de Périgotville, découpant en morceaux le cadavre de l’indigène Smara pour ensuite les donner à son chien ; la haine de torturer, jusqu’à la mort, ou de brûler vives des familles. La même haine et la même façon cynique de massacrer. Ils avaient d’abord parqué les habitants, grands et petits, jeunes et vieux, place du Champ-de-Foire à Oradour, et dans la cour des casernes à Sétif. Un Waffen-SS alsacien à Oradour, un caïd à Sétif avaient traduit aux damnés les propos du commandant Diekmann et ceux du commissaire Olivieri. Puis ils avaient tiré avec des mitrailleuses et des chars, sur des visages hébétés.
– J’en ai vu qui dansaient sur les dépouilles, me raconta Kacem cette nuit où je l’entendis jurer de venger son père.
Le venger de quoi, au fait ? D’une mort sauvage ou d’une vie résignée ? Son regard brûlait.
– Que veulent-ils de soumission plus totale que celle de nos pères ? Nous avions fini par ne plus rien demander à Dieu. On se nourrissait de fèves, et nos hommes revenaient hagards du front d’Italie, retrouver, seuls et impuissants, leur progéniture affamée.
M.B.
(A suivre)
(Extrait du roman « Le mensonge de Dieu ». Mohamed Benchicou. 2011. Inas-Koukou pour l’Algérie – Michalon Editiion France)