En 1966, Jean François de Garde, jeune coopérant, arrive à Batna pour enseigner au lycée Mustapha Ben Boulaïd. Dans une Algérie vibrante d’espoir post-indépendance, il découvre la jeunesse ambitieuse des Aurès, la beauté sauvage de ses paysages, des gorges de Ghoufi au Pic des Cèdres, et l’hospitalité chaleureuse des habitants.
Dans cet entretien pour Le Matin d’Algérie, l’auteur de « À la rencontre de l’Aurès : 50 ans d’amitiés (1966-2016) » évoque ces années d’engagement fraternel et les retrouvailles émouvantes de 2014, témoignant d’un lien indéfectible avec cette terre rebelle.
Le Matin d’Algérie : Quelles furent vos premières impressions en arrivant à Batna en 1966 ?
Jean François de Garde : Le 14 septembre 1966, Batna m’apparut comme une petite ville coloniale au plan en damier, semblable à Timgad, avec sa mairie, son théâtre, son lycée, ses commerces, ses cafés, son hôtel, son marché, son stade, son hôpital, ses casernes et une mosquée excentrée au quartier du Stand. Calme et sûre, elle permettait de circuler librement, du centre européen à Bouakkal. Les femmes portaient souvent la mlaya noire avec voilette, tandis que les hommes et jeunes filles s’habillaient à l’européenne, les hommes arborant parfois un chèche blanc ou une kachabia en hiver. J’ai loué une chambre simple chez Mme Hadef, rue de la Mosquée, où j’ai vu une femme en costume chaoui. Les montagnes du Belezma, dominées par le Pic des Cèdres, m’ont fasciné, et j’y suis monté en février 1967.
Le Matin d’Algérie : Comment avez-vous perçu l’état d’esprit des Algériens rencontrés à Batna ?
Jean François de Garde : Intégré à un groupe de coopérants idéalistes, comme Angel Ruiz, qui m’introduisit au Cercle des Enseignants Algériens, j’ai rencontré de jeunes enseignants et musiciens d’Es-Saada. Fiers de l’indépendance, ces Algériens portaient la responsabilité de former la nouvelle génération. Malgré des classes surchargées et des cours du soir pour se perfectionner, ils dégageaient sérénité, enthousiasme et confiance en un avenir radieux. Âgés de 20 à 25 ans, ils respiraient le bonheur, jouant de la musique lors des fêtes avec des sourires éclatants.
Le Matin d’Algérie : Quelle était votre mission exacte au lycée Mustapha Ben Boulaïd ?
Jean François de Garde : Coopérant, j’enseignais les mathématiques aux secondes, premières et terminales, d’abord comme Volontaire du Service National Actif, puis comme civil, rémunéré par le ministère français de la Coopération. Sous l’autorité du proviseur, M. Belkacem Djebaïli, j’avais pour seule mission d’enseigner au mieux, sans lien avec une autorité française. Cette coopération, voulue par de Gaulle, relevait du « soft power », mais pour nous, c’était un engagement fraternel, reflet d’un âge d’or des relations franco-algériennes.
Le Matin d’Algérie : Comment s’est déroulée votre intégration au sein du corps enseignant et des élèves ? Avez-vous rencontré des difficultés ?
Jean François de Garde : Grâce à l’accueil bienveillant du proviseur et à la camaraderie des coopérants, comme Angel Ruiz et Paul Jourdain, avec qui je préparais les élèves aux examens, mon intégration fut fluide. Mon inexpérience fut ma seule difficulté : mon premier cours, mal préparé, a poussé certains élèves à changer de section. Pour regagner leur confiance, j’ai travaillé mes cours, organisé des évaluations régulières et des séances de soutien le dimanche, montrant mon investissement pour leur réussite.
Le Matin d’Algérie : Comment vos élèves envisageaient-ils leur avenir ?
Jean François de Garde : Focalisés sur le probatoire et le baccalauréat, mes élèves ne parlaient pas de leur avenir professionnel. Plus tard, j’ai appris qu’ils étaient devenus ingénieurs, médecins, walis, artistes, chirurgiennes ou pharmaciennes. Convaincus que tous les métiers leur étaient ouverts, ils étaient motivés par l’amour de leur pays indépendant et le soutien de leurs familles. Certains représentaient seuls leur village, comme Chemora ou Oued Taga, dans cette quête de savoir pour reconstruire l’Algérie.
Le Matin d’Algérie : Quel regard portiez-vous sur la région des Aurès à l’époque ?
Jean François de Garde : Curieux, j’ai été émerveillé par les Aurès. Les gorges d’El Kantara, vues en septembre 1966, m’ont captivé. À Oued Taga et Bouahmar, j’ai découvert une maison chaouie. Le Pic des Cèdres m’a poussé à grimper dès l’hiver 1967. Les balcons de Ghoufi, avec leurs villages nichés sous les falaises, m’ont inspiré six randonnées, dont la première, en mars 1967, de Ghoufi à Inurar-Nouader, révélant la beauté sauvage de la région.
Le Matin d’Algérie : Au contact des habitants des Aurès, terre de résistance, avez-vous perçu une âme rebelle ?
Jean François de Garde : Conscient du rôle des Aurès dans l’insurrection, j’ai vu des traces de la guerre, comme la palmeraie brûlée d’El Ouldja ou les ruines de Baniane. Les Aurésiens, discrets, n’exprimaient pas ouvertement leurs souvenirs. Une nuit, à Aïn Bouzenzene, des chants révolutionnaires accompagnés de bendirs ont révélé leur mémoire vive de la lutte.

Le Matin d’Algérie : Quelles rencontres ou anecdotes vous ont marqué dans les Aurès ?
Jean François de Garde : L’hospitalité aurésienne m’a bouleversé. En avril 1967, près des gorges de Tighanimine, un paysan nous a offert un couscous simple mais généreux, près d’un lieu clé de l’indépendance. À Zaouia, dans les Nementcha, la djemaâ nous a accueillis et lavé les pieds, un geste d’une portée symbolique forte pour moi, chrétien, évoquant le lavement des pieds par Jésus.
Le Matin d’Algérie : Comment se sont passées les retrouvailles avec vos anciens élèves et amis en 2014 ?
Jean François de Garde : Le 29 mars 2014, retrouver une vingtaine d’anciens élèves au lycée Ben Boulaïd fut un moment de joie intense. Après 45 ans, la jeunesse l’emportait sur l’âge. Nous avons partagé souvenirs et rires, dans une ambiance chaleureuse et inoubliable.
Le Matin d’Algérie : Quels changements vous ont le plus frappé lors de votre retour à Batna ?
Jean François de Garde : En 2014, l’extension de Batna m’a surpris : Fesdis, jadis isolée, abritait une université. Le centre colonial semblait vieilli, parfois délaissé. Les femmes, autrefois en mlaya noire, portaient majoritairement le hijab et étaient moins visibles dans les rues.
Le Matin d’Algérie : L’amitié franco-algérienne a-t-elle évolué positivement entre 1969 et 2014 ?
Jean François de Garde : Non, l’amitié franco-algérienne a décliné. Les années 1965-1975, marquées par l’euphorie de l’indépendance et l’engagement des coopérants, furent un âge d’or, bien plus chaleureux qu’en 2014.
Le Matin d’Algérie : Comment qualifieriez-vous votre engagement en Algérie ? Était-il uniquement professionnel ou plus intime ?
Jean François de Garde : Mon engagement, loin d’être professionnel, était personnel. Ingénieur, j’ai choisi d’enseigner par désir d’ouverture et d’utilité. Cette expérience dans les Aurès a façonné ma construction personnelle.
Le Matin d’Algérie : Quel message adresseriez-vous aux jeunes Algériens d’aujourd’hui ?
Jean François de Garde : Ne connaissant que les jeunes d’hier, aujourd’hui septuagénaires, je ne saurais m’adresser aux jeunes actuels, dont j’ignore les aspirations.
Le Matin d’Algérie : Comment résumeriez-vous votre aventure en une phrase ?
Jean François de Garde : Merci aux Algériens des Aurès, qui, dans ma jeunesse, ont enrichi ma construction personnelle.
Djamal Guettala