Le vent du large balaie la baie. Les muezzins élèvent leurs voix dans le matin pâle. Assia, dix-huit ans, s’avance sur le balcon et salue la mer. Devant elle, les pentes d’Alger se déploient comme une toile d’aquarelle : nuages roses, mer d’huile, silence suspendu.
Ce geste, simple et bouleversant, ouvre le premier roman de Rym Khelil, Jeunesse à la fleur (éditions El Barzakh, sortie en librairie le 20 octobre 2025). Une scène paisible qui contraste avec la violence du temps : l’Algérie de la décennie noire, celle des attentats, des deuils et des corps brisés.
Pourtant, Khelil choisit de regarder ailleurs : dans les regards, les rêves, la résistance silencieuse de la jeunesse. À travers Assia, Amina et Majid, trois adolescents du lycée technique du Ruisseau, elle restitue la vibration intime d’une génération.
Chacun cherche à exister malgré la peur, à aimer malgré les interdits, à croire en un avenir quand tout s’effondre. Lisa, amie de Majid, et Fadila, voisine d’Assia et brillante étudiante en médecine, ajoutent des trajectoires parallèles, montrant que la jeunesse ne se réduit pas à l’école : elle se déploie dans les amitiés, les solidarités et les gestes de résistance du quotidien.
La structure du roman est subtilement tissée : chaque chapitre adopte la voix d’un personnage, dessinant une fresque à plusieurs visages. On y entend l’écho des nuits d’Alger, le bruissement des rues, les éclats de rire étouffés dans l’ombre. Khelil ne décrit pas la guerre : elle la laisse affleurer dans les silences — dans un mot chuchoté, un regard, un bruit sourd au loin. L’Histoire est présente sans jamais étouffer la vie.
L’extrait du « jour du bac » illustre parfaitement l’esprit du roman. Assia contemple la mer et reçoit une lettre d’amitié de Fadila, écrite comme un poème de Khalil Gibran. Amina rejoint sa mère dans le lit parental, retrouvant un instant la chaleur de l’enfance. Majid s’éveille en musique et reprend à pleins poumons Gangsta’s Paradise de Coolio, transformant la chanson en hymne de survie. Trois scènes parallèles, unies par le même souffle : peur, beauté et désir de vivre.
Autour d’eux gravitent Lisa et Fadila, confrontées à leurs propres douleurs et aux contraintes sociales et familiales. Ces personnages ne sont pas des victimes : ils incarnent la vitalité d’une Algérie que la guerre n’a pas réussi à briser.
Rym Khelil écrit sans fioritures, avec justesse. Née en 1983 à Alger, ingénieure diplômée de l’École Centrale de Paris et de l’École nationale polytechnique d’Alger, elle vit à l’étranger, mais son écriture reste profondément enracinée dans sa terre natale. Son roman n’est ni un témoignage ni un récit historique : c’est une traversée humaine où chaque détail — lumière, souffle, frisson — devient porteur d’émotion. La violence est là, mais toujours en arrière-plan, rendant la beauté encore plus précieuse.
Jeunesse à la fleur est un roman de mémoire et de lumière. Il rappelle qu’au cœur de la peur subsiste une énergie indomptable : celle de la jeunesse, qui refuse de se taire et de se résigner. Dans la baie d’Alger, où se mêlent cris, chants et silences, Rym Khelil fait naître une poésie du quotidien. Elle offre à la jeunesse algérienne de ces années un visage et une voix : celle de la beauté obstinée. Jeunesse à la fleur n’est pas seulement un roman : c’est un hommage bouleversant à ceux qui ont continué à espérer quand tout vacillait.
Djamal Guettala
