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Kaouther Ben Mohamed : «La rue d’Aubagne ne s’effacera jamais de ma mémoire »

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Elle n’a pas grandi dans les salons du pouvoir, mais dans un bidonville de l’Estaque, au nord de Marseille. Kaouther Ben Mohamed, petite-fille de Mohsen, immigré tunisien courageux et silencieux, n’a rien oublié de ses racines populaires, ni de ce que l’entraide signifie. Le 5 novembre 2018, quand deux immeubles s’effondrent au 63 et 65, rue d’Aubagne, tuant huit personnes et plongeant Marseille dans l’effroi, elle n’hésite pas une seconde : elle descend dans la rue, rassemble les vivants, soutient les sinistrés, et fonde l’association Marseille en Colère. Sa voix porte, dérange, insiste. Elle ne lâche rien.

Ce drame, qu’elle vit comme une déflagration intime, mais aussi comme la conséquence d’un abandon institutionnel ancien et profond, donne naissance à un engagement quotidien qui ne se contente pas de dénoncer, mais qui construit. Parce qu’elle sait que derrière les chiffres, il y a des vies, et que derrière les murs effondrés, il y a des humiliations accumulées.

Dans son livre 63 et 65, rue d’Aubagne – Le drame d’une ville méprisée, publié chez Gaussen le 3 novembre 2023 (160 pages, broché), elle revient sur cette tragédie et sur la mobilisation exceptionnelle qu’elle a suscitée. Elle y mêle sa propre voix à celles des habitants, des victimes, des soutiens. Une polyphonie de résistance et de dignité.

Dans cet entretien, Kaouther Ben Mohamed revient sur ces jours de chaos, sur la solidarité inédite qui a suivi, sur les silences politiques, sur la fatigue des luttes, mais aussi sur la colère comme moteur de vie et sur la fierté de s’être imposée, seule, dans un monde qui n’attendait rien d’elle. Sans parti, sans syndicat, mais avec détermination. « Je suis comme ça », dit-elle. Et cela suffit.

Le Matin d’Algérie : Le 5 novembre 2018, deux immeubles s’effondrent rue d’Aubagne à Marseille, causant la mort de huit personnes. Où étiez-vous ce jour-là, et comment avez-vous vécu ces premières heures du drame ?

Kaouther Ben Mohamed : Lorsque les immeubles se sont effondrés, j’étais chez moi. Et puis j’ai reçu 3 appels en moins de 5 minutes qui m’indiquaient ce qui venait de se passer. Sans trop y croire, je me suis rendue immédiatement sur les lieux. Et là, l’horreur, la stupeur et l’effroi ont envahi tout mon être. Je crois qu’ils ne m’ont pas quittée depuis.

Le Matin d’Algérie : Très rapidement, vous avez pris la parole publiquement et fondé l’association Marseille en colère !. Qu’est-ce qui vous a poussée à passer à l’action si vite ?

Kaouther Ben Mohamed : La nécessité d’être solidaire avec ces centaines de familles évacuées immédiatement après cet effroyable et tragique effondrement. Il fallait nous organiser pour les accompagner et trouver des solutions rapides et pérennes à la fois.

Le Matin d’Algérie : Quels ont été les premiers besoins des délogés à ce moment-là ? Et comment s’est structurée la solidarité autour d’eux ?

Kaouther Ben Mohamed : Les premiers besoins étaient de survie. Ces personnes étaient évacuées de leur domicile en urgence absolue et n’avaient même pas le temps de récupérer papiers d’identité, CB / argent, vêtements et chaussures… Elles étaient dénuées de tout. Il fallait donc tout récolter, trier, distribuer et aussi les nourrir. Il est à souligner la mobilisation hors norme des Marseillais de toute la ville et de toutes catégories sociales, ainsi que celle de la majorité des habitants de notre département. Ils ont tous été aussi mobilisés que généreux.

Le Matin d’Algérie : Vous avez grandi dans les quartiers populaires de Marseille, de l’Estaque à Air Bel. En quoi ce vécu personnel a-t-il façonné votre engagement ?

Kaouther Ben Mohamed : Cette question m’est souvent posée, mais je vous avoue qu’elle me laisse toujours sans voix. Je suis comme ça. L’entraide, la solidarité, le partage font partie de mon éducation, celle que j’ai reçue dans le bidonville où je suis née. Et j’en suis très fière.

Le Matin d’Algérie : Dans ce livre, vous mêlez votre voix à celles des habitants, des victimes, des militants. Pourquoi ce choix du récit collectif ?

Kaouther Ben Mohamed : À mes yeux, il est essentiel de partager la parole avec les familles concernées, celles qui sont victimes de ces drames et de ce mépris, ainsi qu’avec une partie de leurs soutiens. Ce combat, je le mène sans relâche et il fait partie intégrante de celle que je suis, mais je ne le mène pas seule, même si je donne, en toute humilité, beaucoup, beaucoup plus que les gens normaux. 

Le Matin d’Algérie : Depuis l’effondrement, plus de 20 000 personnes ont été évacuées de leur logement à Marseille. Comment expliquez-vous l’ampleur de cette crise ?

Kaouther Ben Mohamed : Marseille est une ville merveilleuse. Une ville à haut potentiel qui a historiquement été méprisée par ses édiles qui n’ont jamais su prendre soin d’elle et investir en elle. Quand la politique du logement et du développement au niveau de l’urbanisme est insuffisante, voire inexistante pendant 50 ans, il est normal qu’un jour, elle finisse par commencer à s’effondrer.

Le Matin d’Algérie : Parlez-nous du rôle des institutions, des élus, de l’État. Avez-vous eu l’impression de faire face à du mépris ? De l’ignorance ? De l’inertie ?

Kaouther Ben Mohamed : L’état de notre ville n’est que le résultat du mépris que subissent les plus précaires d’entre nous. Ce mépris est entremêlé à une certaine incompétence de certains responsables politiques et institutionnels. Et quand vous y ajoutez une certaine complaisance entre cols blancs, nous atteignons un niveau d’irresponsabilité qui mène tôt ou tard à ce type de drame.

Le Matin d’Algérie : En tant que femme issue des quartiers populaires, comment avez-vous été perçue dans l’espace médiatique et politique ?

Kaouther Ben Mohamed : Évoluer dans l’espace médiatique et politique est compliqué pour toutes les femmes. Ça l’est un peu plus quand on est issue de l’immigration post-coloniale et que nous ne sommes soutenues ni par un parti politique, ni par un syndicat. Ce qui est mon cas. Mais à force de travail, d’abnégation et encore de travail acharné, j’ai fini par m’imposer dans ces espaces qui sont un des maillons essentiels pour communiquer, mobiliser et trouver des solutions.

Le Matin d’Algérie : Six ans après, où en est la lutte ? Que reste-t-il de la mobilisation née de la rue d’Aubagne ?

Kaouther Ben Mohamed : Comme dans toutes les luttes, la mobilisation de la société civile finit par s’essouffler. C’est normal. Le procès tant attendu s’est tenu de manière exemplaire du 7 novembre au 18 décembre dernier. Avec les familles de victimes et les concernés, nous attendons beaucoup du délibéré qui aura lieu le 7 juillet. Peut-être un peu trop. Mais c’est normal aussi. Si ces crimes restent impunis, toutes les victimes de marchands de sommeil et de logements insalubres se sentiront définitivement méprisées et abandonnées par le système.

Le Matin d’Algérie : La colère, chez vous, semble être une force de construction autant que de dénonciation. Comment la cultivez-vous sans qu’elle vous brûle ?

Kaouther Ben Mohamed : Je ne la cultive pas. Elle est là. Parfois elle me porte, parfois elle me fait mal. Mais elle reste là, intacte, parce que malheureusement, encore aujourd’hui, les injustices persistent et le mépris ne faiblit pas.

Le Matin d’Algérie : Si vous deviez ne laisser qu’une seule phrase, un cri, un vœu ou une trace de votre combat, que diriez-vous ?

Kaouther Ben Mohamed : Que le travail finit toujours par payer, même si ça prend du temps, et qu’il ne faut jamais, JAMAIS, baisser le regard et avoir peur de défendre son droit à vivre dignement !

Entretien réalisé par Djamal Guettala

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