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La dame du parc et le pauvre Zola

Lecture au parc

Je souhaitais aujourd’hui témoigner au lecteur d’une histoire réellement vécue qui illustre le triste sort de la lecture et particulièrement celui de la littérature classique. Elle se restreint en peau de chagrin par une société pourtant bien plus instruite que celle des générations passées.

Il faisait beau ce jour-là dans le parc, face à l’étendue d’eau qui est traversée d’une multitude de canards dans leur danse paisible. Cela faisait au moins une demi-heure que je lisais un roman à une des tables de la buvette du parc, un joli kiosque dans un endroit qui se prête merveilleusement bien à la lecture.

La dame s’assit à la table voisine, posa son café et ouvrit un livre que je devinais être un roman classique, par son format et sa charte graphique, d’un éditeur de littérature très connu. Elle sortit une marque-page de son sac et commença à lire.

Il ne s’était pas écoulé deux minutes qu’elle prit son portable. Il était impossible à tout esprit, même le plus discret, d’ignorer la conversation tant la distance était courte et la voix enjouée de la dame assez sonore.

« Salut, comment vas-tu ? ». C’était comme si l’urgence d’une telle conversation s’imposait  pour un appel qui venait interrompre une lecture et oublier l’existence même du café chaud posé sur la table.

En fait, l’urgence consistait à annoncer à sa copine, l’intensité du volume permettait d’identifier la voix d’une femme, non pas son inquiétude soudaine sur son état de santé, ce qui serait surprenant qu’elle ne s’en inquiétât qu’à ce moment, mais  de parler d’elle-même et de ce qu’elle faisait.

« Tu ne peux t’imaginer où je suis. Au parc, au bord de l’eau, il fait un temps merveilleux, je prends un café et je vais lire un bon livre ». Jusque-là on devinait tout le bonheur de cette dame à lire un livre dans un merveilleux endroit et qu’elle avait l’irrésistible envie de le partager.

Puis elle se mit enfin à lire son roman lorsqu’elle reprit le téléphone comme par réflexe d’une cigarette que beaucoup de fumeurs ont ce besoin lorsque le café est sur la table et que le moment est à la décontraction.

« Tu ne peux t’imaginer… », soit une répétition, mot pour mot, de la précédente conversation. Vous avez compris, le marque-page n’avait pas fait un long voyage à travers les pages, interrompues toutes les deux ou trois minutes par le fameux « Tu ne peux t’imaginer où je suis ».

Le café était froid et la terre entière a su que la dame le buvait en lisant un livre dans un parc, baigné de soleil.

Puis elle ferma le livre, le remis dans son sac et se leva pour partir. Elle ne devait même pas avoir lu en entier le prologue. À son visage, on devinait le sentiment d’avoir passé un bon moment de bonheur avec un café qu’elle n’avait pas bu et un livre qu’elle n’avait pas lu. Mais elle les avait partagés avec toutes ses amies, cela suffisait à sa satisfaction.

La dame avait visiblement un niveau d’instruction assez confirmé par une maîtrise parfaite de la langue et le choix du livre. Et c’est cela qui est inquiétant car même dans cette frange de la population, le livre n’est plus au centre de la passion et de l’attention lorsqu’on le tien. Il n’est plus, même pour les personnes éduquées à la littérature, l’objet premier de l’évasion, de la sensation du bonheur et de la nécessité de vivre un moment de culture nécessaire à l’esprit.

Ce n’est pas une généralité, bien entendu, mais ce petit moment au parc peut tout de même illustrer une tendance massive dans toutes les sociétés et qui atteint jusqu’aux plus instruits.

On ne pourrait même pas me reprocher de m’être éloigné de ma lecture, moi également, par un instant de curiosité et d’indiscrétion. Je l’ai déjà dit, la voix de la dame en perturbait la continuation avec le fameux « Tu ne peux t’imaginer.. ». Et puis, ce spectacle offert était devenu à lui seul un véritable roman.

J’avais finalement pu lire le titre et le nom de l’auteur. De retour à la maison, j’avais fouillé mon placard où étaient stockés les livres qui ne pouvaient plus tenir sur une étagère. Je l’avais enfin retrouvé et me suis mis à le lire de nouveau, après l’avoir lu plusieurs fois depuis la période lycéenne.

C’était le merveilleux roman d’Émile Zola, « Le Ventre de Paris », un classique qui n’a pourtant pas plus résisté au téléphone portable que ne l’avait pu le bon café fumant, au bord de l’eau.

Pauvre Zola, la dame du parc venait de l’assassiner, en avait-il encore besoin après son enterrement collectif par la nouvelle génération de collégiens et de lycéens ?

Boumediene Sid Lakhdar

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