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La fin du droit ou la verticalité de l’Empire

Gaza, une maman et sa fille estropiée

Gaza, une maman et sa fille estropiée

Il ne reste presque rien des institutions internationales, sinon leur silhouette vide projetée sur les murs d’un ordre mondial devenu cynique. L’ONU, le Conseil de sécurité, le droit international, ces piliers censés incarner l’équilibre, la justice et la souveraineté des peuples, ne sont plus aujourd’hui que des instruments désarticulés, relégués au rang d’accessoires diplomatiques dans un théâtre où le scénario est désormais écrit ailleurs.

Israël et les États-Unis, unis dans une logique de puissance sans contrepoids, ne se contentent plus de contourner le droit international, ils l’abolissent en acte. Leur impunité répétée n’est plus une exception tolérée par la Communauté internationale, elle en devient la règle implicite, la matrice du nouveau désordre mondial. En se plaçant au-dessus de toute juridiction, ils incarnent une forme inédite de souveraineté absolue : la souveraineté sans loi.

Cette posture n’est pas simplement illégitime ; elle est supra-juridique. Elle affirme une verticalité de la force qui surplombe toutes les légitimités, établissant un au-delà du droit où la force fait foi, et où la norme est dictée, non débattue. Dans ce champ nouveau, le droit cesse d’être une référence partagée ; il devient une variable géopolitique, modulée au gré des intérêts stratégiques des plus forts. Et dès lors, tout ce qui n’émane pas d’eux,  résolutions, condamnations, appels à la paix,  semble relégué dans un espace infra-juridique, privé de portée réelle.

Les voix du Sud, les cris des peuples opprimés, les votes majoritaires à l’Assemblée générale de l’ONU sont réduits à des protestations de forme, désarmées, comme des échos lointains dans une salle déjà vidée de son pouvoir.

Déjà, au lendemain de la seconde guerre du Golfe, le philosophe allemand Jürgen Habermas alertait sur le basculement d’un multilatéralisme juridique vers un impérialisme unilatéral justifié par le « droit d’ingérence ». Il voyait là, non un progrès humanitaire, mais une régression civilisationnelle : « Le droit international est remplacé par la morale des vainqueurs », disait-il. Ce renversement n’est pas seulement juridique, il est métaphysique. Car ce n’est plus le droit qui fonde la légitimité de l’action, mais l’action qui dicte rétrospectivement ce qui doit être tenu pour légitime. Le réel n’est plus jugé à l’aune de la norme, c’est la norme qui se courbe sous le poids du fait accompli.

L’invasion devient sécurité préventive, le massacre devient légitime défense, la colonisation devient stratégie territoriale. Ainsi meurt l’universel. Ainsi se retire l’idée même de justice globale, chassée par la brutalité froide d’un monde recomposé par l’unilatéralisme. Ce qui se joue ici n’est pas un simple échec diplomatique, mais une chute de civilisation.

Quand le droit cesse d’être la langue commune des peuples, il ne reste que des idiomes d’empires. Et pourtant, dans les ténèbres récentes de l’histoire contemporaine, une voix s’était levée. Une voix française, droite, solitaire, claire, celle de Dominique de Villepin, ce 14 février 2003, devant le Conseil de sécurité de l’ONU, quelques jours avant l’invasion de l’Irak.

Il y parlait au nom de la France, mais plus encore au nom d’une idée du monde fondée sur l’équilibre, la mesure, et le respect du droit. « Dans ce temple des Nations Unies, nous sommes les gardiens d’un idéal, nous sommes les gardiens d’une conscience », lançait-il. Et il ajoutait avec gravité : « Le recours à la guerre serait aujourd’hui une aventure. Une aventure incertaine et solitaire. » Il ne fut pas entendu.

Mais il demeura, dans la mémoire des peuples, comme l’un des rares à avoir tenu tête à l’empire, non par hostilité, mais par fidélité à une exigence de civilisation. Car ce qui s’effondre aujourd’hui sous les gravats de Gaza ou dans le silence coupable des chancelleries occidentales, ce n’est pas seulement un édifice juridique.

C’est l’espérance, déjà si fragile, que l’humanité puisse un jour se doter d’un ordre commun fondé non sur la force, mais sur le droit. Emmanuel Kant, dans « Vers la paix perpétuelle », croyait possible une république universelle des nations, régie par des lois partagées. Nous en sommes loin. Et l’Histoire semble, encore une fois, donner raison à Carl Schmitt, théoricien du droit du plus fort, pour qui « le souverain est celui qui décide de l’état d’exception ».

Et pendant que Gaza agonise sous les bombes, que les résolutions s’empilent dans les tiroirs fermés du Conseil de sécurité, que les experts du droit international chuchotent leur impuissance, le monde découvre avec stupeur, et parfois même avec lâcheté, qu’il n’a plus de centre de gravité moral. Il n’a plus de socle commun. Il n’a plus de langage pour dire l’injustice, sinon celui des vainqueurs. C’est là peut-être le plus grand crime de notre époque : la dislocation du droit par ceux qui prétendent en être les garants.

La tragédie du présent n’est pas seulement celle des peuples écrasés ; c’est celle d’un monde qui a désappris à nommer l’iniquité, à désigner le criminel, à espérer dans le droit une issue.

Tant que la force primera sur la loi, tant que l’histoire sera dictée par ceux qui refusent d’être jugés, toute tentative de justice sera un murmure dans le vacarme impérial. Et le monde, hélas, continuera de tourner, mais à vide.

Mohamed Rachid Cherfaoui

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