Nous présentons ici la deuxième partie de la contribution sur « La haine comme rivale », le tome III des mémoires de Saïd Sadi.
II- Politique de la haine
L’idée centrale sur laquelle sont bâties ces mémoires sert de fil conducteur tout au long de la narration. L’auteur l’a explicité dans son introduction; c’est une sorte de thèse qu’il essaye d’argumenter du début du livre jusqu’à sa fin. L’auteur a choisi de donner à ce livre une introduction dans laquelle il pose une problématique et expose la thèse qu’il compte défendre, tout en laissant le lecteur sans conclusion, car, pour lui, la haine comme rival ne s’est pas arrêtée en 1997 ; elle a continué à dominer le champ politique en Algérie et elle continue à s’exprimer de multiples façons encore aujourd’hui.
L’auteur, en analyste politique et avec une approche psychosociale tendant à expliquer des phénomènes sociaux et politiques par un phénomène psychologique, a identifié une caractéristique humaine qui est de l’ordre du pathos inhérent à la pratique et au discours politique en Algérie, il s’agit notamment de la haine. En fait, il a mis l’accent sur le rôle de cette passion dans le champ politique et sur le comportement politique qu’elle contrôle. La persuasion par les émotions offre une occasion à la haine pour se développer dans la société. Ainsi, au lieu que la diversité d’opinions politiques qu’implique la démocratie produise du dialogue, elle a généré, selon l’auteur, de la haine qui exclut l’Autre et empêche toute possibilité de le rencontrer sans hostilité. En effet, dès le début de son livre, l’auteur nous invite à plonger dans un univers politique hobbesien où les relations humaines sont guidées essentiellement plus par la méfiance que par la confiance. Une situation qui peut, par méfiance, conduire même les bonnes personnes à faire recours à la force et la ruse, Hobbes dirait « à la rapacité des fauves[1] ». Dans cet univers, on a plus à faire à l’Homme loup pour les autres qu’à l’Homme Dieu. L’univers que Saidi Sadi nous dépeint est proche de celui de la guerre de tous contre tous dont parlait Hobbes. On dirait que la politique, telle que Said Sadi la décrit, ne s’est pas affranchie des obstacles de l’état de nature. Sous l’influence de la haine, l’auteur nous présente des humains guidés par l’une des passions les moins enclines à écouter la raison. Cette passion ne laisse aucune place aux débats politiques mesurés et rationnels.
La haine conduit généralement à la violence verbale ou physique et empêche le développement d’une vision claire de la réalité. Car la haine est un « sentiment qui porte une personne à souhaiter ou à faire du mal à une autre, ou à se réjouir de tout ce qui lui arrive de fâcheux[2] ». Ce genre de passions enferment les acteurs politiques dans un cercle vicieux infernal. En effet, dans ce cercle, la haine construit des murs étanches entre les clans idéologiques; elle empêche ensuite les acteurs politiques de développer des solidarités citoyennes les dépassant, pour revenir à la case de départ encore d’une façon plus insistante et avec plus de justifications. C’est un engrenage terrible qui avantage le clan dominant, le pouvoir en l’occurrence.
L’auteur ne se contente pas de décrire des situations où la haine agissait en maître, car il est dans une démarche intellectuelle d’un chercheur qui défend une thèse. Il l’explicite dès les premières lignes de son avant-propos en écrivant : « la classe politique traditionnelle nous avait combattus avec une arme redoutable : la haine[3]». Il ne se contente pas de rapporter pas les faits ; il essaye de les expliquer et de leur donner un sens les rattachant au sentiment de la haine.
Par ailleurs, nous avons constaté dans la conception de la haine de Said Sadi une certaine similitude avec la définition de Spinoza de cette passion qui fait, selon lui, de l’humain une proie facile aux affects d’envie, de raillerie, de colère, de vengeance, de mépris, de jalousie et d’autres passions qui contraignent l’humain à considérer l’Autre comme un ennemi qu’il faut écarter de son chemin à tout prix.
La haine, dans ce sens, est une question de représentation de l’Autre. Elle est le produit d’une connaissance inadéquate de la personne qu’on haït. Spinoza dit à ce propos : « Si nous nous représentons une personne comme causant de la joie à l’objet aimé, nous éprouverons pour elle de l’amour ; si nous nous la figurons, au contraire, comme causant de la tristesse à l’objet aimé, nous éprouverons pour elle de la haine.[4]» Dans l’idéologie, si une personne ou un groupe développe des idées contraires à celles qu’une autre personne ou un autre groupe défend, comme le fait Said Sadi en particulier et le RCD en général par rapport aux idées des islamistes ou du pouvoir, concernant, par exemple la relation de la religion à la politique ou de l’identité, il est vite identifié comme un ennemi menaçant les idées que cette personne ou groupe aime et par conséquent une source de tristesse qu’il faut haïr.
Cette définition de la haine est proche de ce que pensait Averroès à propos des conséquences de l’ignorance. Selon Averroès, l’ignorance peut engendrer la peur et celle-ci peut conduire à son tour à la violence. En effet, pour Saïd Sadi, la haine est un piège auquel on ne peut pas échapper sans conséquence; il dit à ce propos : « le problème avec la haine, c’est qu’on ne lui connait pas d’antidote.
Irrationnelle, elle colonise l’esprit et le ferme à la raison. Y répondre revient à prendre le risque d’en être contaminé ; l’ignorer, c’est laisser le champ libre à la calomnie, à la stigmatisation et, au final, à l’incitation voir à l’appel au meurtre.[5]» Certes, Said Sadi est convaincu que s’il choisit de répondre à la haine par la haine, il ne mettra pas fin à cette dernière, au contraire, comme Spinoza le souligne, il ne fera que l’augmenter.
Cependant, Said Sadi est loin d’être un poète utopiste et romantique, son engagement dans l’action politique l’a formé au réalisme politique. Il n’ira pas jusqu’à dire qu’il faut répondre à la haine par l’amour comme le suggère Spinoza qui croit fortement que la haine « peut être détruite par l’amour ». Il n’ira pas aussi jusqu’à épouser la philosophie de non-violence de Gandhi et de Martin Luther King qui croyait au pouvoir qu’a l’amour sur la haine. Le premier disait à ce propos qu’« on ne peut battre son adversaire que par l’amour et non par la haine. » Le second, dans la même perspective, disait : « La haine ne peut pas chasser la haine ; seul l’amour peut faire cela ». En fait, pour Said Sadi, c’est clair, il vaut mieux répondre au sentiment de la haine non pas par un autre sentiment de même nature, fût-il son contraire, comme l’amour, mais par un comportement rationnel qui protège son auteur des dérives violentes.
Dans le champ politique, il y a plus de place aux intérêts partagés, alliances et discours rationnels qu’à la haine ou à l’amour. Certes, en politique, il ne faut pas considérer l’Autre comme un ange ou un sage qui ne se laisse guider que par la raison, mais comme un être qui agit souvent sous l’influence de ses passions. Le piège de la haine, selon l’auteur, ne s’est pas renfermé sur tous les acteurs politiques de la génération d’après-guerre. Les fondateurs du RCD font partie des rescapés de cette passion, ils ont choisi de pratiquer la politique loin de la peur et de la haine que l’idéologie dominante suggère, autrement dit, ils pratiquaient la politique plus rationnellement possible. Car la génération qui a fait le printemps berbère 1980 a grandi dans un univers culturel et politique évoluant en marge des institutions, généralement ; elle était hostile au régime. L’infrapolitique et l’informel était l’école de cette génération. Il faut dire aussi que c’était un choix tactique qui a contribué en grande partie à la formation de son autonomie politique.
En effet, Said Sadi et ses compagnons de lutte ne faisaient pas confiance aux discours officiels[6], mais un peu idéalistes, ils étaient convaincus que dans la démocratie naissante, l’argumentation va chasser l’invective et l’anathème du débat politique. L’auteur pensait que dans une démocratie le temps donnerait forcément raison aux arguments rationnels. Mais malheureusement les choses se sont développées autrement; la démocratie naissante a été empêchée d’aller au bout de son processus, la haine a fini par réapparaitre pour triompher sur la raison. La politique dont parle l’auteur dans ses mémoires est un combat impitoyable entre le logos et le pathos.
« La haine comme rivale » de Saïd Sadi : la politique entre raison et passion (I)
Deuxième partie
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Les quatre principaux rivaux de Saïd Sadi et du RCD
Dès les premières pages du livre, l’auteur identifie ses rivaux. Dans la formulation de sa thèse, on constate déjà l’emploi de mots comme combattre et arme qui font référence à la guerre et non pas à la paix que l’activité politique en général et la démocratie en particulier impliquent. Saïd Sadi critique le paradigme guerrier qui domine le champ politique algérien depuis 1962. Selon lui, c’est ce paradigme qui a imposé dans le champ politique algérien une logique de conflit entre les acteurs, au lieu d’une logique de coopération. La guerre à laquelle fait allusion Saïd Sadi, ici, n’est pas un prolongement de la politique comme le pensait Carl Von Clausewitz dans son célèbre livre De la Guerre ; au départ déjà, la politique, c’est la guerre, selon Sadi. La guerre est dans l’essence de la politique. Autrement dit le ver est déjà dans la pomme. C’est cela qui fait de la politique un acte de violence dont l’objectif est de contraindre l’adversaire à adopter notre opinion. Pour l’auteur, ce paradigme est « une mixture composée de léninisme, du fondamentalisme islamique et du jacobinisme français[7]». Le courant politique auquel l’auteur appartient se situe en dehors de ce paradigme, par sa défense de la démocratie, la régionalisation, la diversité culturelle et la laïcité. C’est ce qui explique la charge de haine et d’hostilité que Said Sadi et ce courant ont reçue. Il fait voir ou rappeler au lecteur les événements où s’opposait la raison aux passions.
La haine comme rival est une posture psycho-idéologique qui était à l’origine de quatre fronts hostiles contre le RCD et Saïd Sadi en tant que président du parti et contre tout ce qu’il représentait comme valeurs politiques. Mais, à l’exception de Boudiaf, jamais le RCD n’a été représenté comme un opposant ordinaire qui devrait exister, comme n’importe quel parti politique pour que le pluralisme politique et la démocratie aient un sens.
Le premier front est celui de la classe dirigeante. En effet, pour cette dernière, l’opposant à la vision et aux pratiques que Saïd Sadi incarnait est identifié et représenté comme un ennemi, voire un traitre de la nation. En fait, toute personne ou organisation qui fait référence à un nouveau paradigme de la pratique politique et adhère à un projet de société autre que ceux de la classe dirigeante est considérée comme un ennemi, voire un traitre de la nation telle que le pouvoir conçoit cette dernière. En fait, l’opposant est représenté à l’opinion publique comme un cheval de Troie au service de puissances étrangères menaçant l’unité nationale ; il est l’ennemi à surveiller de près et dont il faut se méfier ; un ennemi donc qu’il faut, par tous les moyens, empêcher de se rapprocher des centres de décision et de propager son idéologie dans la société. En plus de cela, pour mieux justifier la dimension militariste du pouvoir en place, ce dernier brandit l’épouvantail de l’islamisme et met le peuple devant un faux dilemme : accepter le militarisme ou sombrer dans l’intégrisme[2]. En fait, il faut choisir entre la peste et le choléra. Cependant, il y avait sur la scène politique un troisième choix, une nouvelle offre politique, qui prône des valeurs universelles de la démocratie et une appartenance à une culture ancestrale endogène, elle rejette à la fois l’islamisme par les valeurs de la laïcité et le militarisme par les valeurs de la démocratie.
Le deuxième front hostile au RCD est représenté, selon Sadi, par ce qu’il qualifie d’opposition traditionnelle, celle-ci est composée essentiellement de personnalités historiques et de partis clandestins d’avant l’ouverture de l’Algérie au pluralisme politique. Effectivement, le RCD ne déstabilisait pas seulement la classe dirigeante, mais aussi les opposants historiques, à l’exception de Boudiaf, qui voyaient dans le Rassemblement pour la culture et la démocratie « une incongruité parasitaire, au pire comme une pollution dont il fallait débarrasser la scène politique ».
Le troisième front est celui des islamistes, car ces derniers avaient également des raisons idéologiques de faire disparaitre le courant démocratique que le RCD représentait, parce qu’il défend l’idée d’un État laïc, une conception diamétralement opposée à la théocratie et la dawla islamiya qu’ils prônent. Saïd Sadi dit à ce sujet : « Pour les islamistes, la disparition des démocrates laïcs que nous affirmions être était un combat immanent qui exigeait et légitimait tous les coups [3]». Pour les islamistes, le courant politique que le RCD incarne altère les valeurs, les normes, la culture et l’identité de la société majoritairement musulmane, d’autant qu’il était facile pour eux de qualifier le RCD de rassemblement de mécréants et d’ennemis de Dieu.
Mais il faut relever un détail frustrant pour tout lecteur partageant le combat pour la laïcité avec l’auteur et le mouvement politique auquel il appartient. Il y a comme un sentiment d’inachevé, dans la mesure où ni l’auteur ni son parti n’a développé une définition sur la laïcité susceptible d’aider toute personne défendant cette idée à trouver des arguments et des faits qui consolident sa position. Une telle lacune n’est pas le propre du RCD, on la trouve pratiquement chez tous les partis qualifiés de démocrates et de progressistes dans notre société. Cela s’explique, à notre avis, par le fait que la question de la relation de la politique à la religion en Algérie a été soulevée dans le camp des démocrates en premier par des hommes politiques et non pas par des intellectuels, comme c’est le cas dans d’autres pays à majorité musulmane. Le paradoxe est que sur cette question, les islamistes sont plus informés à ce propos.
En fait, ils ont un discours plus élaboré et articulé que celui des démocrates. Leurs intellectuels leur ont offert une riche littérature à ce sujet proposant des réflexions et des arguments rejetant la laïcité. Sur le plan théorique, les islamistes étaient plus au courant de la question de la relation de la religion à la politique. Leur opinion à propos de la laïcité était déjà formée dans les années 1980. Pour eux, la laïcité est une idée d’origine judéo-chrétienne, elle se contredit avec la charia. Ce sont leurs intellectuels qui sont à l’origine de la confusion existante dans l’esprit de la majorité des Algériens entre la laïcité et l’athéisme que les démocrates n’arrivent pas à déconstruire. Ce n’est pas suffisant de dire que l’organisation traditionnelle des villages de la Kabylie est empreinte de laïcité et que l’imam n’a aucun pouvoir particulier sur la gestion des affaires publiques du village pour s’armer idéologiquement et contrecarrer les arguments des islamistes défendant l’idée d’une dawla islamiya. En quoi la laïcité et meilleure qu’une théocratie islamique ? L’auteur n’a pas saisi l’occasion pour exprimer le fond de sa pensée sur cette question, alors qu’elle était cruciale entre 1987 et 1997 dans l’histoire politique de l’Algérie.
Le quatrième front est celui de la gauche socialiste française : partis et médias qui voyaient ce nouveau courant démocratique comme un élément perturbant sa vision de l’ancienne colonie de la France, car le RCD refusait le faux dilemme, militarisme islamisme que la gauche socialiste a intégré dans sa vision de la réalité politique algérienne. Pour la gauche socialiste française, si vous êtes contre les islamistes et leur projet de société totalitaire, vous êtes nécessairement pour le militarisme.
Alors que le RCD était « de ceux qui contestaient la réduction de la vie publique algérienne à l’islamisme ou au militarisme et assumaient de poser la problématique algérienne en dehors d’une mixture composée du léninisme, du fondamentalisme islamique et du jacobinisme français ». C’est sur cette vision que s’articule le refus du RCD de la solution à la crise des années 1990 proposée par les participants au contrat de Rome promue par la gauche socialiste.
A suivre
Ali Kaidi, docteur en philosophie politique
[1] Ibid.,p.11
[2] Ibid.,p. 11
[3] Ibid., p. 11.
[1] T. Hobbes, Leviathan, trad. Tricaud, Paris, 1971
[2] https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/haine/38852
[3] Saïd Sadi, op.cit., p11
[4] Spinoza, Éthique, III, De l’origine et de la nature des affects, PROPOSITION XXII.
[5] Said Sadi, La haine comme rival 1987-1997, in Mémoires Tome III, Éditions voix Libres, Montréal 2023, pp11,12
[6] Ibid.,p.12
[7] Ibid.,p.11