16.5 C
Alger
dimanche, 9 novembre 2025
AccueilIdéesLa Kabylie et la régence : un siècle de fracture méthodique

La Kabylie et la régence : un siècle de fracture méthodique

Date :

Dans la même catégorie

Jean Amrouche et Albert Camus au « pays de France »

Le 28e SILA a été fortement marqué par un...

Abed Abidat : « Montrer la vie qui nous entoure, qui nous touche »

Nous avons rencontré Abed Abidat pour la première fois...

Tamazight langue officielle, dites-vous ?

On s’en doutait bien, cette histoire de tamazight langue...
spot_imgspot_img
- Advertisement -

La Kabylie porte une histoire longue, saturée de résistances, de répressions et de renaissances successives. Elle concentre dans sa trajectoire un faisceau de dynamiques que les pouvoirs successifs n’ont jamais su — ou voulu — absorber autrement que par la contrainte, la suspicion et la segmentation.

Depuis quelques années, la régence militaro-bureaucratique élabore une entreprise systématique de désarticulation de la région, dans la continuité d’un contentieux ancien dont les racines plongent à la fois dans l’histoire longue des sociétés amazighes et dans les fractures fondatrices de l’État algérien contemporain.

La première strate de cette longue histoire se construit autour de l’autonomie sociale structurante des villages de Kabylie. Ce territoire montagneux a développé, au fil des siècles, une architecture politique fondée sur tajmaεt où se mêlent délibération collective, rotation des responsabilités et contrôle social horizontal. Les sanctuaires naturels ont préservé cette forme d’organisation face aux conquérants successifs : Phéniciens, Romains, conquérants musulmans, dynasties et pouvoirs locaux, Ottomans, puis ordre colonial français. La région, rarement soumise durablement, a protégé ses formes d’auto-gouvernement. Cette autonomie n’est pas un mythe : elle repose sur des institutions sociales documentées, étudiées et décrites par les anthropologues ; elles sont toujours observables jusque aujourd’hui.

La seconde strate est celle de la rencontre violente avec l’ordre colonial. La répression de 1871 — soulèvement mené par la Kabylie en alliance avec le Constantinois — a porté à la région un coup d’une brutalité inouïe : séquestre de près de 500 000 hectares, confiscations massives, amendes impossibles à acquitter, déportations vers la Nouvelle-Calédonie, ruine économique et structurelle. La misère qui en découle propulse des générations entières sur les routes de l’émigration. Ce mouvement d’exil devient une matrice politique. Dans les années 1920-1930, l’ENA — structure précurseur du nationalisme algérien moderne — s’appuie fortement sur les immigrés kabyles, nombreux dans les milieux ouvriers et syndicalistes. L’Internationale communiste, par sa huitième condition d’adhésion, érige le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes en pilier doctrinal : la lutte nationale algérienne y puise une énergie théorique et un cadre stratégique, et cette élaboration s’opère largement dans les foyers d’immigration où les Kabyles forment une part décisive des militants.

La singularité politique de la Kabylie provient donc d’un triple mouvement : une tradition d’autonomie enracinée, un particularisme sociolinguistique structuré par la langue amazighe et les formes sociales communautaires, et un contact précoce avec les idées d’émancipation issues de l’immigration ouvrière du début du XXᵉ siècle. La région acquiert ainsi un rôle spécifique dans la trajectoire nationale : foyer de contestation, zone d’organisation, puis espace d’articulation entre revendications culturelles, justice sociale et projet démocratique.

À l’indépendance, la fracture interne au mouvement national laisse une trace durable. Wilaya III historique, la Kabylie se positionne aux côtés du GPRA contre la prise de pouvoir par l’armée des frontières, et avec les wilayas II et IV, elle conteste la légitimité d’un appareil politico-militaire excentré, peu impliqué dans la guerre à l’intérieur du territoire national et résolu à confisquer l’État naissant. Cette rupture de 1962 est fondatrice. Elle éclaire le fil historique qui mène aux accusations récurrentes de régionalisme ou de sécessionnisme brandies par la régence pour neutraliser toute expression autonome de la région.

Le projet d’État qui s’impose à l’Algérie naissante est un compromis par élimination. L’armée des frontières, devenue Armée nationale populaire le 4 août 1962 par auto-proclamation, bâtit sa légitimité non sur son engagement dans la lutte armée — quasi inexistant sur le sol national — mais sur une opération discursive qui décrète que le seul héros, c’est le peuple. Ce nivellement symbolique place les wilayas de l’intérieur et les combattants qui ont porté le poids de la guerre sur le même plan que ceux qui, restés aux frontières, n’ont pas subi l’épreuve du feu. Dans le même mouvement, le GPRA est disqualifié pour concessions supposées dans les Accords d’Évian, l’ALN intérieure est accusée de régionalisme, et la légitimité révolutionnaire est reconfigurée pour effacer la pluralité des trajectoires historiques.

Ce basculement permet à la régence naissante d’opérer une substitution radicale. L’appareil politico-administratif hérité du Gouvernement général colonial est récupéré intact, tandis que la construction d’un État national fondé sur des racines régionales — celle des wilayas, du mouvement national — est abandonnée. L’État post-1962 n’est pas l’héritier organique du combat national : il s’inscrit dans une continuité bureaucratique coloniale, dotée d’un bras militaire autonome, structuré selon une logique de centralisation. La Kabylie, dans cette configuration, devient un foyer de résistance institutionnelle et politique.

La régence, en s’installant, considère les villages kabyles comme des foyers d’autonomie indésirables. Les villes coloniales, investies massivement par les populations rurales à l’indépendance, acquièrent le statut de dortoirs dépourvus de vie civique. Les cités anciennes — Alger, Constantine, Oran — sont déstructurées. Aucune politique urbaine démocratique n’est mise en place pour absorber l’exode rural massif. La régence trouve dans cette urbanisation sans citoyenneté un environnement idéal : la population isolée est plus contrôlable que des villages dotés d’organisations sociales historiques. La chanson de Meskoud éclaire ce mouvement : elle saisit l’errance d’une population déplacée, jetée dans des villes sans âme, éloignée de ses structures de solidarité originales.

Le pouvoir, pour maintenir son emprise, a longtemps utilisé les réseaux FLN, les anciens moudjahidines et moudjahidates, les enfants de chouhadas, les cercles de cooptation, les distributions sélectives de postes. Mais ces réseaux, épuisés par le temps et discrédités par l’échec de la gouvernance, ne suffisent plus. La régence recourt alors à une politique de désarticulation des villages kabyles : blocage économique, entrave du développement local, injection de crises sociales (toxicomanie, criminalité, précarité contrôlée, réseaux informels), fragilisation délibérée des structures communautaires. La Kabylie, longtemps repère de cohésion sociale, est ciblée pour être transformée en zone fragmentée, gérable par dispersion et non plus par affrontement frontal.

La dénonciation récurrente du régionalisme kabyle fonctionne comme un outil politique. Elle masque les véritables logiques du régionalisme d’État qui, depuis 1962, structure les luttes internes de la régence : cooptations par origines tribales ou locales, réseaux corporatistes ou népotiques, logiques de clientélisme qui traversent les appareils sécuritaires et administratifs. La région kabyle, en réalité, offre un modèle opposé : régulation par la base, capacité d’auto-organisation, vitalité associative, culture du débat interne. Son existence même est un rappel vivant de ce qu’aurait pu être un État national fondé sur la pluralité des espaces locaux et sur la délibération populaire.

Dans ce paysage, l’accusation de séparatisme est l’outil ultime de la régence. Elle sert à délégitimer la demande démocratique. Elle sert à neutraliser l’histoire propre de la région, son rôle dans le mouvement national, son engagement dans la guerre d’indépendance. Elle sert à masquer la continuité coloniale de l’appareil d’État et à empêcher l’émergence d’un débat sur la refondation politique du pays.

Ainsi se dessine la dynamique actuelle : un pouvoir central vieillissant, privé des réseaux de contrôle traditionnels, confronté à une région dotée d’un héritage social complexe, tente de briser ce qui subsiste d’autonomie locale en Kabylie. Mais la longue histoire de la région montre que les entreprises de domestication n’ont jamais produit l’effet escompté. Chaque tentative d’étouffer la Kabylie a produit l’effet inverse : une politisation accrue, un renforcement de la mémoire collective et une réactivation des structures d’autodéfense symboliques.

Le conflit entre la régence et la Kabylie n’est donc pas conjoncturel : il est structurel. Il met aux prises deux conceptions du politique. L’une, centralisatrice, opaque, issue de la continuité bureaucratique coloniale. L’autre, horizontale, enracinée, productrice de citoyenneté. Ce choc façonne l’histoire politique de l’Algérie depuis soixante ans et détermine une grande part de ses impasses actuelles.

Aucun pouvoir ne désarticule impunément les lieux où s’est forgée la colonne vertébrale du nationalisme. Aucun système ne détruit sans risque l’une des matrices essentielles de la conscience collective. La Kabylie a été un foyer d’émancipation sociale au début du XXᵉ siècle ; elle est aujourd’hui un foyer de résistance civique au cœur d’un État néo patrimonial.

Mohand Bakir

Dans la même catégorie

Jean Amrouche et Albert Camus au « pays de France »

Le 28e SILA a été fortement marqué par un...

Abed Abidat : « Montrer la vie qui nous entoure, qui nous touche »

Nous avons rencontré Abed Abidat pour la première fois...

Tamazight langue officielle, dites-vous ?

On s’en doutait bien, cette histoire de tamazight langue...

Dernières actualités

spot_img

1 COMMENTAIRE

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici