Mardi 19 mai 2020
La laïcité, garantie d’un État moderne
« La loi de séparation, c’est la marche délibérée de l’esprit vers la pleine lumière, la pleine science et l’entière raison. » Jean Jaurès
Un certain nombre de mes lecteurs s’étonnent toujours que je puisse encore parler de cette abjection qui s’appelle l’islamisme. Ils me lisent et me disent que je ne tape pas beaucoup sur le régime qui suce le sang des Algériens mais que j’ai le temps d’écrire sur la décennie noire qui est, elle, derrière nous. Comment avoir seulement le pouvoir algérien en point de mire alors que les intégristes guettent toujours au coin de la rue la moindre faiblesse de ceux qui sont supposés être là pour les contrer ?
Ajoutons à cela que je n’ai pas cessé de mettre en doute la légitimité des pouvoirs qui se sont succédé depuis Ben Bella jusqu’à celui qui occupe sa place actuellement et qui a surfé sur des élections tellement truquées que les urnes se sont rebellées.
Ce qui s’est passé dans les années 90, et que l’on a appelé la décennie noire, celle qui a vu fuir toute l’intelligence et les capacités de ces beaux cerveaux volumineux qui ont déserté l’Algérie pour des horizons plus lumineux, ne peut être mis sous un tapis par la simple magie d’un coup de balai. Les dizaines de milliers de suppliciés qui ont été torturés et violés avant d’être égorgés ont le droit de se reposer en paix après que leurs bourreaux aient été jugés par des tribunaux compétents et indépendants des pouvoirs politiques.
Les proches des citoyens assassinés doivent percevoir un dédommagement exemplaire tant au niveau du jugement que sur celui de la compensation pécuniaire. 200 000 victimes, ce n’est pas rien ! C’est même l’une des plus grandes tragédies planétaires de cette fin de siècle. Et c’est le régime de Bouteflika, le cadavre ambulant qui a tellement méprisé l’Algérie, qui a concocté une loi scélérate qui a permis aux assassins d’être libérés pour ceux qui avaient été arrêtés et ne pas être inquiétés du tout pour ceux qui étaient encore dans la nature. Comment les innombrables familles des suppliciés pourraient-elles passer à autre chose et faire le deuil de leurs parents égorgés, poignardés, décapités, fusillés à bout portant ?
Aux lecteurs qui m’écrivent et qui me questionnent sur le fait que je communique « trop » sur l’islamisme et que je me «sansalise » petit à petit, je dis deux choses. Tout d’abord que Boualem Sansal, par sa plume et par ses nombreuses conférences, est une « bénédiction » pour les militants anti-islamistes. Et qu’il convient de le saluer comme il convient.
Ensuite, encore une fois, parce que ce que l’Algérie a enduré pendant des années, n’a rien à voir avec une quelconque génération spontanée. Ces islamistes ne sont pas nés de nulle part. Ils ont été les agents zélés des impérialistes saoudiens et les propagateurs d’un fascisme jamais vécu dans ce pays avant que les barbus salafisés, poignards entre les dents, ne se dispersent dans les vallées et les montagnes algériennes, semant la haine et la mort.
Nul besoin de revenir sur ces jeunes femmes kidnappées qui ont servi, dans les grottes, d’esclaves sexuelles sous couvert du « zawādj al-mut‘a », ces mariages de jouissance. Elles ont été relâchées quelques mois plus tard avec un enfant non désiré dans le ventre. Nul besoin d’essayer d’imaginer ces bébés que l’on met dans des fours à micro-ondes pour les faire rôtir, ces femmes enceintes qui se font ouvrir les entrailles pour retirer l’embryon et le jeter contre les murs.
Faut-il se rappeler de ces merveilleux sourires d’Amel Zenoune Zouani et Katia Bengana, ces jeunes femmes libres, dignes des héroïnes mythiques les plus connues, qui ont été égorgées parce qu’elles se refusaient de se plier aux dictats des islamistes et d’emprisonner leurs cheveux dans des serpillières ? Faut-il mettre sur la table le nombre de policiers qui rentraient chez eux le soir après le service, la peur au ventre et l’uniforme bien caché dans un couffin, et dont on a retrouvé la tête sur un muret ? Ces appelés du service national lynchés par les monstres parce qu’ils les considéraient comme étant au service des taghouts ? Cet exode sans équivalent des jeunes gens et des jeunes filles qui faisaient office de médecins, ingénieurs, professeurs d’université, chercheurs, journalistes, artistes, l’âme vivante d’un pays qui en avait bien besoin ?
Comment me replier sur moi-même et ne plus parler encore et encore de mes amis Youcef Sebti qui a eu la gorge tranchée et Tahar Djaout qui a reçu deux balles dans la tête alors qu’il quittait son domicile ? Comment ne pas remettre sur le métier toutes ces abjections innommables qui ont fait de l’Algérie un vaste cimetière qui enterrait chaque jour son lot de suppliciés ? En un mot comme en cent, il nous est impossible de quitter ce territoire de la douleur parce que mettre un couvercle dessus, c’est oublier définitivement cette ignoble infamie.
Il faut ajouter à la souffrance des familles, le fait qu’elles n’arriveront jamais à faire le deuil de leurs proches qui ont été sauvagement assassinés. Tout simplement parce que les violeurs de leurs filles et les égorgeurs de leurs frères n’ont jamais comparu devant leurs juges pour rendre compte de leurs forfaits.
Pire ! L’État algérien, par la décision inique prise par Bouteflika et son clan, non seulement, a pardonné aux criminels, mais les a insérés dans la société civile comme si de rien n’était, comme si rien ne s’était passé. Face à une telle forfaiture, une seule exigence : la justice. Et rien que la justice. Pleine. Entière. Et définitive. Tant que les terroristes n’auront pas payé ce qu’ils ont fait comme mal à tout un peuple, nous ne pouvons pas entrevoir la moindre lueur d’espoir à l’horizon. Il n’y a aucune revanche à prendre et il n’est pas question de ressentiment. Il est naturel que les victimes réclament justice et il est tout aussi naturel que les coupables puissent régler leurs dettes. C’est le minimum que l’on puisse exiger d’un État quel qu’il soit.
Autre chose d’aussi important : les marches du Hirak ont démontré la maturité du peuple algérien qui mérite que les instances internationales reconnaissent la plénitude de ses revendications pacifiques. Et pourquoi pas, soyons fous, le prix Nobel de la paix. Mais si le pays a retrouvé une certaine accalmie et un certain apaisement, il faut reconnaître que tout n’est pas réglé pour autant dans ce domaine. Comme en d’autres.
C’est Bertolt Brecht qui a trouvé la meilleure formule pour ce genre de situations : « Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde.» Nous sommes arrivés à mettre à terre cette bête ignoble mais nous n’avons pas détruit le moule d’où elle est sortie. La preuve nous a été donnée récemment par le retour sur scène d’Ali Benhadj avec ses discours haineux.
Voilà pourquoi, comme un lycaon qui ne lâche pas son os, je n’arriverai jamais à accepter cette arnaque et cette friponnerie qui a permis à un pouvoir illégitime de décréter l’amnistie sans jugement de milliers d’assassins par le truchement de cet acte de piraterie de haute voltige que l’on a appelé pompeusement « Concorde civile ».
La synthèse m’intime l’ordre d’en venir à ceci : pour ne plus revivre les années sanglantes de la décennie noire, il convient absolument d’instaurer la laïcité en Algérie. Que chacun vive sa religion ou son absence de religion en son for intérieur. Il est plus qu’urgent que les valeurs universalistes issues des Lumières puissent constituer le socle sur lequel ce pays doit poursuivre sa route qui est longue et tortueuse. L’égalité entre les femmes et les hommes dans l’héritage n’est pas une hérésie occidentale, il s’agit d’une justice à rendre à nos mères, à nos sœurs, à nos femmes et à nos filles qui n’ont jamais démérité. Le fait de ne pas se marier sous l’autorité d’un imam n’a rien d’infamant et ne constitue pas une défiance envers qui que ce soit.
Exiger que l’on construise, avec les deniers de toute la population, un hôpital ou une école, au lieu de ces milliers de mosquées qui essaiment dans tout le paysage, ne peut pas être pris comme un acte de guerre contre les croyants. En un mot comme en mille, il convient de mettre un terme au prosélytisme et de dire que la laïcité est la garantie d’un État moderne et d’un peuple adulte.