Dimanche 15 novembre 2020
La langue maternelle des immigrés n’est pas l’arabe
Lors de son discours contre le séparatisme début octobre, Emmanuel Macron a proposé de mieux enseigner l’arabe à l’école. Le ministre de l’Education nationale a précisé ensuite qu’il fallait garder cet enseignement dans le cadre de l’école de la République pour éviter de le voir récupéré par des structures périscolaires parallèles dispensant un message plus religieux que linguistique.
Mais aucun ne semble s’être interrogé sur la pertinence, et même le danger, d’associer une langue (l’arabe) et une religion (l’islam). L’arabe n’est pas la langue maternelle des immigrés.
Dans une atmosphère politique marquée par l’horrible décapitation d’un enseignant (que rien ne peut justifier et que nous condamnons de toutes nos forces) et par la lutte contre le « séparatisme », le ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer, après Najat Vallaud-Belkacem a exprimé, le 6 octobre 2020, sa volonté de renforcer et de normaliser l’enseignement de la langue arabe dans le cadre de l’école de la République, pour éviter, disait-il, que des structures périscolaires parallèles s’emparent de cet enseignement et dispensent un message plus religieux que linguistique.
Hakim el Karoui[1], dans un rapport remis récemment au gouvernement, souligne que le nombre d’élèves apprenant l’arabe au collège et au lycée a été divisé par deux, alors qu’il a été multiplié par dix dans les mosquées. Malgré la réalité de cette dérive de l’enseignement de l’arabe, Jean-Michel Blanquer n’ignorait pas qu’il allait soulever autant de passions que d’interrogations, car l’enseignement de la langue arabe pose un réel problème à la société française. Cette langue est en effet instrumentalisée à des fins politiques au lieu d’être une langue de culture et de savoir comme toutes les autres langues dignes d’être transmises sans arrière-pensées.
Or il nous semble très dangereux d’associer une langue (l’arabe) et une religion (l’islam) et de sous-entendre que l’immigration est entièrement arabe donc musulmane, ce qui est loin de la réalité historique et sociale. Qu’en est-il des subsahariens ? Des Bambaras, des Peuls, des Swahilis pratiquant pourtant l’islam et ignorant la langue arabe. Si le ministre de l’éducation nationale se réfère à la seule immigration issue des pays du Maghreb, il est vrai qu’elle est dans sa très grande majorité musulmane, mais elle est loin d’être arabe et/ou arabophone.
Les premières vagues d’immigration ont été surtout composées de Kabyles et Chaouias (pour l’Algérie), Chleuhs, Amazighs et Rifains (pour le Maroc) ; selon plusieurs études, les berbérophones d’origine composent la moitié des Français d’origine nord-africaine. Les arabophones pratiquent certes la « darija », langue arabe vernaculaire de cette région (incomprise au Moyen-Orient), distincte de l’arabe dit « classique » ou « médian », devenu la langue officielle de ces pays depuis les indépendances. La langue que l’on veut enseigner n’est en aucun cas une langue maternelle, comme l’écrit le journaliste du Monde, Nabil Wakim[2], qui part du terme générique d’« arabe » employé depuis les colonisations pour désigner toutes les populations du Nord de l’Afrique.
Cette langue « effraie » les uns, comme Luc Ferry, ancien ministre de l’éducation nationale, quand les autres trouvent que son enseignement est utile pour les enfants issus de l’immigration maghrébine. Le débat autour de l’enseignement de la langue arabe à l’école a été posé en termes dualistes, donnant l’impression que la langue arabe est le seul objet du débat, ignorant en cela que les Français d’origine maghrébine ne forment pas un corps homogène linguistiquement et culturellement. Les berbérophones constituent une communauté majeure en France : ils veulent attirer l’attention sur la confusion qui ferait de la communauté berbérophone présente en France la grande perdante de ce débat.
Le débat sur le statut des langues reste entièrement ouvert.
Or, depuis les années 1950, un combat culturel de grande ampleur est engagé pour la réappropriation de la langue et de la culture berbère. Il ne s’agit pas aujourd’hui de s’opposer à l’enseignement de l’arabe en France, comme langue de savoir pour tous les Français qui voudraient connaître la civilisation arabe. Mais il n’est nullement la seule langue de l’immigration.
Nous signalons l’existence d’une langue berbère académique, officielle en Algérie et au Maroc, qui porterait mieux les aspirations des enfants issus de familles berbères. S’il s’agit, comme l’a souligné Jean-Michel Blanquer, de mettre un lien entre les langues et les civilisations, les Berbères ne s’associeraient pas au fait de considérer que tous les enfants de l’immigration sont arabophones ; à quel titre leur proposer la langue arabe si ce n’est dans une finalité religieuse ?
Les Berbères ont subi l’enseignement de l’arabe dans leur pays d’origine comme une dépersonnalisation, à travers des manuels scolaires niant leur histoire et leur langue. Ils savent aussi que l’histoire médiévale et coloniale a été, pour eux, une tragédie culturicide. Il serait très regrettable que ce scénario se rejoue ici, en France, à leurs dépens. Les Berbères ne veulent pas de l’idéologie du royaume arabe prônée par Napoléon III, dans laquelle la spécificité berbère a été « oubliée », dans un joyeux amalgame entre langue et religion.
Il est bon de rappeler que l’enseignement du berbère, en France, est officiellement instauré en 1913 pour commencer d’une manière effective en 1915, à l’École des langues orientales de Paris. Le berbère est une langue de France, apporté par des milliers de Berbères qui étaient venus travailler dans les différentes régions de l’Hexagone. Le débat sur le statut des langues reste entièrement ouvert. Le berbère, à l’instar des autres langues, doit trouver sa place à l’école.
Salem Chaker[3], principal artisan d’une convention sur l’enseignement du berbère, entre l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) et la direction générale des enseignements scolaires de l’éducation nationale, rappelait en 1995[4] qu’en neuf ans, le nombre de candidats au baccalauréat ayant choisi le berbère en langue vivante III est passé de 1 350 à 2 250 pour toute la France. Et leur nombre ne cesse d’augmenter d’année en année. Rappelons en outre que paradoxalement, dans les pays d’Afrique du nord, des parents se ruinent pour envoyer leurs enfants dans des écoles privées francophones.
Dans ce climat marqué par la complexité, il ne faut pas ajouter des amalgames aux amalgames existants. Si l’État français veut tendre la main aux jeunes des banlieues, il faut commencer par abolir les discriminations dont beaucoup sont victimes, et l’apprentissage de l’arabe doit être une liberté visant à leur épanouissement et non une assignation ethno-religieuse, parce qu’ils sont ce qu’ils sont supposés être, ou comme les islamistes voudraient qu’ils soient.
Tassadit Yacine, anthropologue, directrice d’études à l’EHSS.
Pierre Vermeren, historien et professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Omar Hamourit, historien et chercheur indépendant en histoire
Renvois
[1] Essayiste et auteur pour l’Institut Montaigne du rapport « La fabrique de l’islamisme : 2018 ».
[2] Nabil Wakim, « Le bon arabe, c’est celui qui choisit d’être meilleur en français plutôt qu’en arabe », Le Monde, 30 septembre 2020.
[3] Universitaire, spécialiste de linguistique berbère et professeur de langue berbère.
[4] Catherine Simon, « L’enseignement du berbère en France est aussi une affaire politique », Le Monde, 14 février 2005.