23 novembre 2024
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La récupération du Hirak par des élites bourgeoises algériennes (1) 

TRIBUNE

La récupération du Hirak par des élites bourgeoises algériennes (1) 

Comme l’avait écrit Antonio Gramsci, les classes sociales dominantes ne s’appuient pas uniquement sur le pouvoir économique et la force répressive, mais également sur la caste intellectuelle.

L’élite intellectuelle a toujours contribué au développement des mouvements politiques, à l’enrôlement des masses populaires dans les instances étatiques, à leur embrigadement idéologique.

De fait, à l’exception des rares périodes révolutionnaires singularisées par le ralliement individuel de quelques intellectuels au combat des classes populaires, en général l’intelligentsia est toujours demeurée la fidèle servante des classes possédantes, particulièrement dans les périodes d’effervescence sociale où elle dévoile sa nature contre-révolutionnaire (nous y reviendrons dans notre prochaine contribution). 

Certes, au cours du XXe siècle, de nombreux intellectuels, à l’époque de la flamboyante puissance de la classe ouvrière organisée en partis socialistes et communistes, s’étaient engagés directement dans le combat de l’émancipation des classes populaires et des peuples colonisés, devenus, par la force répressive et la volonté despotique des nouveaux maîtres du pays hissés au sommet du pouvoir, néo-colonisés.

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Mais, à la faveur du reflux des luttes de la classe ouvrière, de l’effondrement des organisations des travailleurs, de la déconfiture des partis politiques de gauche et du parachèvement des soi-disant luttes de libération nationale, les intellectuels critiques et engagés s’étaient effacés progressivement de la scène politique. 

En effet, dès les années 1970, après la vague contestataire, les intellectuels avaient été intégrés directement dans l’appareil d’État, incorporés au service du système économique libéral alors en pleine vogue. 

Favorisé par la croissance économique des Trente Glorieuses (1945-1975), l’État providence (pour les riches) s’était singularisé par sa générosité à l’égard de la petite bourgeoisie intellectuelle, courroie de transmission de l’idéologie dominante et chien de garde du pouvoir. Cette nouvelle couche intellectuelle, qui se couche devant tous les puissants, avait fini par se fondre dans le décor du pouvoir capitaliste pour lequel elle allait désormais œuvrer aux fins de promouvoir l’idéologie libérale ou sociale-démocrate.

En outre, secondée par le déclin des luttes radicales sociales, cette caste intellectuelle allait contribuer à la pacification de la société par la réduction de la conflictualité sociale désormais déportée sur des thématiques sociétales, notamment identitaire, religieuse, communautaire, écologique, féministe, animalière, complaisamment cultivées pour leur pouvoir de fragmentation du « corps social » en de multiples entités atomisées. 

Les experts et les spécialistes autoproclamés allaient supplanter les « penseurs engagés » (que l’on avait vu de nouveau ressurgir de leurs salons dorés à la faveur de la montée des soulèvements populaires, notamment en Algérie avec le Hirak). 

Dès cette époque du libéralisme débridé, on avait assisté à une dérive réactionnaire chez ces penseurs de service. De nombreux intellectuels désignés sous le nom de postmodernes avaient emprunté la voie de la réaction (Bernard Henri Levy, Alain Finkielkraut, Elizabeth Lévy, Éric Zemmour, Alain Soral, Jean-Claude Michéa, Marcel Gauchet, etc.), pour parler de la France. En Algérie, c’étaient les clercs islamistes qui avaient triomphé dans l’espace public avec leur doctrines moyenâgeuses, épaulés par la bourgeoisie au pouvoir pétrie d’idéologie réactionnaire islamo-arabiste.

En effet, le régime avait déroulé le tapis vert aux idéologues enturbannés pour leur permettre d’affermir leur emprise et leur empire sur l’ensemble des institutions, notamment l’école et les médias, ces deux mamelles d’endoctrinement auprès desquelles viennent toujours s’aviner les masses déshéritées, toujours en déshérence intellectuelle et culturelle.

Sans oublier les mosquées, hauts lieux de culture… salafiste, transformées soit en centres de formation pour les candidats au terrorisme, soit en antichambres de bureaux de vote pour les partis islamistes stipendiés par les monarchies féodales du Golfe ou par le nouveau sultan de la Turquie. C’était l’époque du règne du conformisme anesthésiant, du libéralisme arrogant, de l’islamisme terrorisant ; de la pensée unique, de la morale libérale inique. La pensée critique radicale et le projet émancipateur avaient été expulsés du paysage politique et culturel. 

Depuis de cette époque triomphale du libéralisme consumériste et libertaire, portée aux nues par Reagan et Thatcher, les intellectuels ne s’identifient plus aux classes populaires. Ils composent une nouvelle catégorie sociale, la petite bourgeoisie intellectuelle, défendant ses intérêts propres auprès de l’État des riches. Cette élite bénéficie d’un relatif confort matériel.

De surcroît, cette petite bourgeoisie intellectuelle colonise de manière insolente et arrogante la vie politique et médiatique. Au cours des dernières décennies, elle avait pris de l’importance grâce à l’élévation du niveau d’études et à la progression constante du secteur tertiaire. Cette élite intellectuelle est très influente dans de nombreuses institutions, notamment dans les partis politiques (qui la récupèrent pour lui ouvrir les portes des palais du pouvoir : les classes dirigeantes savent récompenser leurs larbins), dans le milieu des médias (ou plutôt les médias du milieu), les syndicats, les associations, les organismes culturels, autant de lieu de pouvoir où sévissent ces pontifes en quête de sinécures et de prébendes, autrement dit d’enrichissement facile et rapide. 

Globalement, par sa profession élitaire et sa culture aristocratique, cette catégorie sociale intellectuelle incline à reproduire une posture d’encadrement des classes populaires. De même, elle s’applique à propager son idéologie petite-bourgeoise au sein des instances politiques et syndicales dans lesquelles elle affectionne s’investir pour mieux ligoter les classes populaires au char de l’État capitaliste et à son idéologie consensuelle d’union nationale, gages de la paix sociale et de son enrichissement outrancièrement indécent.

Par ailleurs, par l’emprise idéologique qu’elle exerce dans ces institutions, cette élite imprime une orientation réformiste, voire réactionnaire, à la politique, à la lutte. Pour elle, il n’est pas question de construire des rapports de force contre les conseils du patronat et contre l’État, mais de nouer avec ces institutions dominantes (despotiques) des relations pacifiques fondées sur le partenariat (pour le partage de la plus-value dans le cas de l’entreprise, de la rente dans la situation de l’Algérie). Les élites algériennes illustrent sinistrement ces mœurs de compromission avec le pouvoir.  

Aussi, aujourd’hui, avec l’échec du mouvement populaire hirakien en Algérie, la place prépondérante des intellectuels dans le débat et le combat politiques est-elle interrogée, passée au crible de la critique par les classes populaires algériennes abusées, lésées, toujours écrasées.  

À notre époque, la posture de l’intellectuel engagé est une imposture. En dépit de l’adoption d’une position critique à l’égard du pouvoir, comme on l’avait relevé avec le Hirak en Algérie, l’intellectuel n’oublie pas qu’il est rétribué par ce même pouvoir ou des institutions patronales liées au grand capital national ou international. Il ne faut pas perdre de vue que les intellectuels ne sont pas des ouvriers. Ils restent attachés à la défense de leur statut d’intellectuel, de leurs prébendes distribuées généreusement par leurs maîtres, favorisées par la division entre travail intellectuel magnifié et travail manuel dévalorisé.  

Certes, les intellectuels sont rétribués pour produire des idées. Mais, de nos jours, grâce à l’élévation substantielle du niveau d’études (plus des deux-tiers des lycéens décrochent le baccalauréat et obtiennent des diplômes supérieurs et universitaires), ils ne sont pas les seuls à réfléchir. De nos jours, la vie des idées s’épanouit partout dans le corps social, notamment dans la cité (populaire). Les idées surgissent de l’expérience courante de la vie quotidienne plutôt que du cerveau de l’intellectuel enfermé dans sa tour d’ivoire.

 La vie des idées s’épanouit dans de multiples espaces. En Algérie, avec le Mouvement 22 février, la lutte, en dépit de ses faiblesses politiques et organisationnelles, était devenue un extraordinaire laboratoire de création d’idées révolutionnaires, spontanément fécondées par 42 millions d’Algériens à l’esprit inventif, jamais à cours d’imagination subversive, mais « idées militantes » rapidement étouffées et contrecarrées par les élites bourgeoises pusillanimes, idées récupérées et dévoyées vers les impasses institutionnelles du pouvoir.  

À notre époque, avec le triomphe du libéralisme et la fragmentation des connaissances, l’élite intellectuelle est incapable de produire la moindre analyse concrète et total de la société ; de développer une critique radicale du système fondée sur une approche dialectique et matérialiste, empêtrée qu’elle est dans l’idéalisme libérale (islamique). Pour preuve, en Algérie : l’élite bourgeoise est congénitalement inapte à proposer le moindre programme politique alternatif, un projet émancipateur, du fait de sa vacuité intellectuelle abyssale et de sa compromission légendaire avec le régime mafieux qui l’a longtemps couvée, embecquée, pécuniairement gavée. 

Coupés des couches populaires et prolétariennes, les élites intellectuelles bourgeoises algériennes sont totalement dépourvues d’idées, sociologiquement sclérosées, car elles ont été dressées à piller le pays et à défendre un ordre social despotique, pourtant en pleine putréfaction.

Au contraire, c’est parmi les classes populaires algériennes en révolte que s’étaient élaborées des réflexions critiques pertinentes et radicales contre le système. Moins téméraire que le chien, l’élite bourgeoise algérienne ne peut mordre la main qui la nourrit. Pas étonnant qu’elle se soit agenouillée pour lécher le treillis de son maître kaki, se soit associée avec les potentats galonnés ou cravatés pour enchaîner et museler le prolétariat (1) algérien rebelle, après avoir déchiqueté à coups de morsures traîtresses les revendications fondamentales des classes populaires en lutte. Tout cela s’explique par leur statut social favorable au maintien de l’ordre dominant établi.   

En effet, par leur situation sociale tributaire des prébendes allouées par leur protecteur étatique universitaire ou autre patron privé, les élites bourgeoises intellectuelles défendent les intérêts de classe de leurs maîtres. Leurs analyses (programmes économiques, propositions politiques et sociales libérales, cela va de soi) visent la reconnaissance auprès de leurs pairs politiciens et des institutions étatiques. Elles n’ont pas vocation à transformer la société (à lutter contre l’ordre dominant). Les intellectuels ne participent pas aux luttes sociales, mais aux batailles politiques.

La différence est capitale. Ils placent leur combat dans le champ de bataille éthéré de la politique démocratique bourgeoise, sur l’échiquier des querelles politiciennes, sans enjeux économiques ni sociales.  

Quand bien même ils s’impliquent, ou plutôt s’infiltrent dans les mouvements sociaux, c’est pour dévoyer le mouvement de lutte populaire vers des objectifs politiques inoffensifs, des perspectives consensuelles, en un mot bourgeois. Les élites bourgeoises algériennes s’étaient activées en ce sens, à la faveur du soulèvement populaire du 22 février. En effet ces élites avaient multiplié les initiatives pour encadrer le Hirak, pour l’entraver, le domestiquer au travers de diverses opérations spécieuses, notamment par le truchement de conférences, réunions, « forum pour le dialogue », tractations occultes avec le gouvernement.  

Certes, certains brillants intellectuels peuvent dresser des constats judicieux, mais ne s’interrogent jamais sur les possibilités du renversement de l’ordre existant. Car les nouvelles « pensées modernes critiques » sont éloignées des préoccupations sociales et de la vie quotidienne misérable des classes populaires. Pour preuve : les nouveaux intellectuels, cette élite parasitaire autoproclamée, s’engagent essentiellement dans les luttes parcellaires ou dans les batailles et logomachies démocratiques bourgeoises afin de concourir pour les sièges vacants au sein du Parlement croupion et de l’État despotique déliquescent. Jamais dans des combats pour améliorer les conditions sociales des classes populaires.  

Une chose est sûre : les élites algériennes méprisent souverainement les classes populaires. Aussi, n’était-il pas surprenant qu’elles aient dédaigné les revendications sociales et économiques du prolétariat algérien, totalement absentes de leur plate-forme politique.

Ces élites parasitaires, nourries par la rente pétrolière (ou les allocations familiales quand elles sont établies dans les pays occidentaux, leurs modèles et parrains), s’étaient mobilisées uniquement pour les élections, tremplin pour leur enrichissement, assurance pour la pérennisation de leurs, prébendes, marchepied pour leur ascension sociale. Mais absolument pas pour l’avènement d’un nouveau mode de production plus humain. Dans leur « programme » de marchandage avec l’État-major de l’armée, qu’elles courtisaient avec obséquiosité, il n’était fait mention aucunement de revendications sociales et économiques des classes populaires : travail pour tout le monde, augmentation des salaires et des pensions de retraite, attribution d’un logement décent pour chaque famille, amélioration des infrastructures, construction de nouveaux hôpitaux, écoles, universités, bibliothèque, piscines, etc.  

Néanmoins, de nos jours, à la faveur de la crise économique, de nombreux intellectuels basculent de plus en plus dans la précarité. Aussi, confrontés au chômage, certains jeunes diplômés empruntent-ils plus aisément la voie de la révolte, de la révolution. Ces intellectuels socialement marginalisés se révèlent souvent particulièrement très actifs politiquement et surtout manifestent une passionnante radicalité en matière théorique.

Car, contrairement à la catégorie intellectuelle petite-bourgeoise intégrée dans le système marchand, ces intellectuels prolétarisés n’ont ni poste à conserver ni prébendes à protéger. Ainsi, existe-t-il une corrélation entre précarité sociale et radicalité politique, autrement appelé militantisme, à distinguer du carriérisme politicien bourgeois. De fait, si l’intellectuel petit-bourgeois socialement intégré, auréolé de la reconnaissance professionnelle et sociale, affiche une fidélité à toute épreuve à l’égard du système dominant, le nouvel intellectuel prolétarisé déploie, lui, une détermination farouche pour combattre l’ordre établi. L’exemple du soulèvement populaire algérien l’avait démontré, avec la combativité emblématique des étudiants à l’avenir social obéré, souvent issus des classes populaires, déterminés à lutter jusqu’à leur dernier souffle pour chasser le système d’exploitation, afin d’instaurer une société égalitaire et démocratique, en rupture avec l’économie prédatrice et parasitaire rentière. 

Auteur
Khider Mesloub

 




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