Jeudi 12 août 2021
Laissez-moi revoir ma mère avant…
Un matin ensoleillé, j’ai découvert, avec émerveillement, suspendue à un arbre du jardin, une balançoire, qui semblait m’ouvrir ses longs bras en « V », m’invitant à trôner sur un royaume enchanté, à mi-chemin du ciel et du bonheur.
J’ai senti que ma vie n’allait jamais plus être la même, et que désormais, à chaque décollage, à chaque poussée, j’allais toucher de mes doigts d’enfant le soleil qui brille, les rires volants de lumière et les couleurs de l’arc-en-ciel.
C’était l’œuvre de ma mère, qui avait, pendant que nous dormions, pris le temps, qu’elle n’avait jamais, d’ouvrir, d’entre les tas de linge sale, les amas de vaisselle, les serpillières et les casseroles qui mijotent, cette porte merveilleuse vers d’insoupçonnables possibilités de ravissements.
Pour les modestes gens que nous étions, cette balançoire de fortune était bien plus qu’un jeu pour enfants : c’était tout Disney Land qui se dressait, debout, face à moi, avec ses châteaux, ses tours et ses haricots magiques qui escaladent les cieux. Ma mère avait le don de fabriquer les songes. Elle pouvait, pendant qu’elle me propulsait dans les airs, me convaincre que j’étais le pilote d’un avion furtif ou Gagarine aux commandes de son fabuleux Spoutnik.
Aujourd’hui, cette dame est âgée et malade. Elle souffre d’un mal qui l’oblige à aimer son lit. Elle est complètement dépendante des autres. Elle a parfois, dans son regard, des éclairs de ma mère, mais ses yeux ne pétillent plus. Et son système de reconnaissance facial ne marche qu’une fois sur deux. Je ne peux la rejoindre à cause du virus du régime algérien qui nous interdit de rentrer voir ceux que nous aimons.
Je me contente de brefs coups de fil, secs, amers, d’une froideur numérique, qui me font plus de mal que de bien et me vident, le plus souvent, de mon maigre forfait d’espérance. Je ne sais pas si je la reverrai vivante un jour, pour pouvoir l’enlacer et glisser dans ses oreilles sourdes, quelques mots d’amour et des songes qui apaisent.
Aujourd’hui encore, l’enfant en moi va de temps à autre, à chaque nuit sans sommeil, s’agripper aux cordages de ce fabuleux pendule, pour osciller et essayer de rattraper ce temps qui s’enfuit, le retenir, pour l’obliger, le temps d’un rêve, à la magnanimité des dieux indifférents. Je revois alors Yemma, jeune, souriante, la voix douce et le mot sensé, sensible et belle d’amour, me poussant, me berçant. Et moi, virevoltant, le sourire aérien, léger qui papillonne. Et nous, bénis, baignant tous deux, mère et fils, dans une joie qui nous porte jusqu’où naissent les rêves et les sources infinies du bonheur.
Je sais qu’il faudrait garder d’amour, une autre femme, mes futurs enfants, mes chats ou mes chèvres, pour pouvoir éviter qu’un jour, si proche, si redouté, si inconnu, que l’amour de ma mère ne m’emporte avec elle dans la même tombe. Ça sera bien difficile, car c’est une question de cordages et d’ancre et pas seulement de vulgaire cordon ombilical que l’on coupe, mort, qu’on abandonne dans une poubelle d’une clinique de maternité.
On ne quitte jamais vraiment le ventre de sa mère, et l’on passe notre vie à chercher ce repos des sens, cet apaisement, cette mort sereine prénatale, ce néant doux que l’on a déjà connu dans le placenta d’une mère qui était tout notre monde. Un monde fait d’amour et de sang où naissent les rêves éternels et les balançoires du paradis.