Est-ce à force de trop l’aimer que l’on quitte l’Algérie ? Tous les Algériens vous le diront : quand les pieds se trouvent ailleurs qu’au pays, le cerveau est en Algérie, et quand les pieds sont plantés au pays, la tête est en vadrouille, en torture perpétuelle.
Quitte-t-on son pays de gaieté de cœur ? Partout sur la planète, des exilés s’en vont quasiment le cœur en bandoulière. À cet égard, le cas de l’Algérie est à part ! Autant que l’on puisse remonter le temps, de notre vivant, les départs se sont succédé aux départs toujours pour une question de mal-vie. Une mal-vie dont les contours n’ont fait qu’évoluer d’une décennie à la suivante ! Tout est question de seuil de tolérance aux proportions toujours grandissantes que prennent les manques de libertés.
Ils l’ont aimée, ils l’ont quittée ! Retour sur une saignée qui n’est pas prête de s’arrêter :
Décennie 1960. Après « l’indépendance », ceux sont les politiciens, désabusés par le coup d’état du patibulaire colonel des frontières, qui pour sauver sa peau, qui pour mener combat de loin, qui prennent les jambes à leurs cous. Ces départs sont symbolisés par Ait Ahmed et Mohamed Boudiaf, Paix à leur âme !
Décennie 1970. C’est au tour de nos plus grands artistes comme Idir. On part désormais pour mieux s’exprimer de l’extérieur. L’expression au pays étant réduite à son strict minimum. Un minimum qui gravite autour de zéro.
Décennie 1980. Toutes sortes de pénuries rendent le quotidien des Algériens de plus en plus pénible. En ces temps-là, pour faire oublier les restrictions de Boumediene, les FLiN-tox et Chadli nous avaient servi un slogan propagandiste sous forme de “pour une vie meilleure” placardé à l’entrée des souk-el-fellah. Les algériens avaient vite fait de le détourner en “pour une vie meilleure, il faut partir ailleurs”.
Décennie 1990. La décennie noire est passée par là ! Ali Dilem avait résumé le départ d’une grande partie de nos intellectuels par la formule “partir c’est mourir un peu, rester c’est mourir beaucoup”.
Décennie 2000. Les acquis démocratiques du soulèvement populaire d’octobre 1988 sont réduits à néant : toutes sortes de libertés s’amenuisent avec Bouteflika et Zerhouni, notamment la liberté de la presse symbolisée par la condamnation et l’emprisonnement de Mohamed Benchicou.
Décennie 2010, après le viol de la constitution, un phénomène nouveau apparaît, la harga. Voici ce qu’en disait un article de 2012 (*) :
« Des Algériens, principalement des jeunes hommes, tentent de quitter leur pays, sans passeport ni visa, sur des barques, au péril de leur vie. En dialecte maghrébin, on nomme ces candidats à l’émigration harraga (les “brûleurs”), car ils “brûlent” les frontières et les étapes nécessaires à une migration légale. En outre, s’ils arrivent en Europe, ils détruisent, ils “brûlent” leurs papiers d’identité pour tenter d’échapper à l’expulsion. Après les hittistes des années 1980 et ceux qui ont rejoint les groupes islamistes armés durant le conflit des années 1990, les harraga sont érigés au rang de figure symbolisant le désespoir de la jeunesse algérienne durant les années 2000. Ils sont invoqués comme preuve ultime des dysfonctionnements qui touchent le pays ».
En 2018, c’est au tour d’une femme de 30 ans de donner l’exemple de la harga au féminin. Comble d’ironie, son départ coïncide, avec son anniversaire et, au jour près, les 30 ans des événements d’octobre 1988. Voici ce qu’en disait un article de l’époque :
« Femme-harraga : l’adieu d’une divorcée. D’une plage sauvage à Mostaganem (ville de l’ouest algérien). Une jeune femme divorcée, moins de 30 ans, sa petite fillette dans les bras, s’en est allée avec les harragas sur une barque de 480 cm. Elles sont bien arrivées, saines et sauves, à la rive espagnole ».
Même si l’on ne dispose pas de chiffres crédibles, les femmes font désormais partie prenante du phénomène harraga. Et ce n’est certainement pas le climat de terreur instauré par les tenants du pouvoir qui y mettra fin !
Il ne se passe pas un jour sans que la presse ne rapporte des drames liés à la harga ! On part désormais en famille. En ce début février, ce sont le père, la mère et leurs quatre enfants qui ont été sauvés d’une mort certaine au large des côtes d’Almeria.
Quand s’arrêtera la saignée ? S’arrêtera-t-elle un jour ? Rien n’est moins sûr quand on sait que tous les horizons pour notre jeunesse se bouchent les uns après les autres, prenant de l’ampleur d’une année sur l’autre, et que toutes les libertés sont confisquées par une junte qui prépare ses arrières et celui de sa progéniture dans des pays où il fait bon vivre avec fortunes et comptes bancaires achalandés !
Il faut vraiment que le pays soit atteint de malédictions diverses pour qu’il se vide ainsi de sa sève et de son énergie !
Qui, quand, comment exorciser ces malédictions ?
Une chose est sûre “je rentrerai au pays en même temps que la liberté”, pour paraphraser Victor Hugo, l’exilé le plus célèbre du 19ème siècle. Lui qui avait cumulé 20 ans de vie loin de sa France, à la suite du coup d’État perpétré par Louis-Napoléon Bonaparte.
L’exil semble donc dériver d’une loi universelle, celle de la privation des libertés.
Paradoxe pour le cas de l’Algérie, soixante ans après avoir arraché les nôtres au prix des sacrifices que l’on sait, nous en sommes toujours réduits à nous poser la même question, comment diable en est-on arrivé là ? De quelle genre de « da3wassou » avons-nous hérité ?
Pour reprendre une expression populaire : « Heureux les martyrs qui n’ont rien vu ! ».
Kacem Madani
(*) https://www.cairn.info/revue-migrations-societe-2012-5-page-105.htm