L’Algérie donne, elle efface, elle aide, elle promet. L’Algérie tend la main avec une sincérité rare, mais oublie parfois de garder l’autre sur la table. À force de vouloir être généreuse, elle en devient naïve.
On commence par une scène restée coincée dans la gorge du pays : le représentant d’un peuple martyr, venu remercier, oublie de citer l’Algérie. Pression, calcul ? Peu importe : l’omission a le goût amer d’une gifle. Elle dit tout : la surprise, la déception, la fierté froissée. Car enfin, comment un pays qui a levé la voix quand d’autres chuchotaient, qui a ouvert ses bras, vidé ses coffres, pris des coups pour sa solidarité – jusqu’à l’ONU – peut-il s’effacer d’un simple discours de gratitude ?
Ce n’est pas un incident diplomatique, mais un révélateur. L’Algérie s’étonne d’être oubliée parce qu’elle croit encore que la morale fonde la politique. On a prêté des milliards, effacé des dettes, offert du pétrole, des biens, des voix. On a porté l’Afrique, la Palestine, la Tunisie, la Libye, le Liban comme on porte une cause : à bout de bras, avec le cœur, sans calcul. Et souvent, en retour, on récolte la mémoire courte. Il suffit d’un vote ou d’un remerciement omis pour que certains “frères” crachent sur la main qui les a nourris. Ce n’est plus de la diplomatie ; c’est de la naïveté nationale.
L’Algérie agit souvent comme elle ressent : avec le cœur, sans méthode. Entre la raison d’État et la politique du ressenti, le fossé se creuse. On veut être aimé avant d’être respecté, admiré avant d’être compris. On confond le symbole avec la stratégie, le geste avec la vision. Derrière les grands mots, la diplomatie s’épuise à jouer sur le registre de l’émotion. Résultat : on s’émeut beaucoup, on pèse peu.
Cette logique dépasse la politique étrangère : elle traduit un rapport général au pouvoir. Ici, la décision naît dans l’émotion et meurt dans l’oubli. On déclare avant de réfléchir, on promet avant de planifier. Le pouvoir aime le spectaculaire ; il confond communication et action. Et à force de gouverner par réflexe, on finit par administrer le pays comme un sentiment : dans l’excès.
Et puisque tout commence en haut, tout déborde en bas. La démesure de l’État a contaminé la rue : on gouverne dans le symbole, on vit dans le spectacle. On parle plus qu’on n’écoute, on promet plus qu’on n’agit, on consomme plus qu’on ne produit. Dans les cafés et les salons, chacun veut être entendu, reconnu, validé – comme si exister dépendait du regard des autres. Derrière ce vacarme, un vertige : celui d’un peuple sincère jusqu’à l’épuisement, mais prisonnier de sa propre intensité.
Cette intensité, elle, plonge dans l’histoire. Longtemps nié, le peuple s’est défendu par le bruit, a fait de la parole une preuve d’existence. La fierté a remplacé la stratégie, le symbole a pris la place du projet. Ce réflexe, hérité de la douleur, entretient la confusion entre dignité et efficacité. Et à force de brandir le passé comme drapeau, on avance en regardant derrière soi.
Mais le vrai danger n’est plus moral : il est institutionnel. La générosité nationale s’est transformée en politique personnelle. On distribue, on efface, on offre – comme si les biens du peuple appartenaient à la magnanimité d’un seul. La diplomatie devient un geste du prince, le trésor public une caisse de prestige. Dans un pays sans presse libre ni opposition réelle, la générosité ne se discute pas : elle se décrète.
La raison d’État, elle, reste absente. Le geste remplace la stratégie, l’émotion supplante la réflexion. La souveraineté ne se mesure pas à la main qu’on tend, mais à celle qu’on garde ferme.
Peut-être qu’un jour, l’Algérie apprendra à donner sans se perdre, à aider sans s’ignorer, à croire sans s’aveugler. En attendant, elle continue – fière, bruyante, sincère – à confondre vertu et stratégie. Et chaque fois qu’un remerciement l’oublie, la même amertume remonte : celle d’un pays qui découvre, encore une fois, que le cœur ne suffit pas à gouverner.
Zaim Gharnati