Accompli le vendredi 03 juillet 2021 (veille de la célébration du 58e anniversaire de l’İndépendance), le rapatriement des restes mortuaires de résistants algériens décapités au XIXe siècle lors de la colonisation situe temporellement le sursaut mémoriel que le haut commandement de l’armée algérienne a instauré pour dévoyer la portée réparatrice du Hirak et raccourcir concomitamment l’aperception historique de ses dysfonctionnements au seul règne d’Abdelaziz Bouteflika.
Ce nouveau processus mnésique proroge en réalité l’initiale OPA symbolique réalisée au courant de l’été 1962 aux dépens du Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA). Les clans monopolistiques de la légitimité révolutionnaire l’ont thésaurisée soixante années durant et ils la recapitalisent aujourd’hui via d’identiques leviers médiatiques ou cinématographiques interdisant toute conscientisation rétroactive. Aussi, il est supposé qu’aucun agent culturel désigné à la tête du Musée d’art moderne d’Alger (MAMA) ou d’Oran (MAMO) n’autorisera un plasticien algérien à planter, au centre de 24 crânes disposés en cercle, un vieux fusil arborant sur le bout de sa crosse la casquette d’un général de l’Armée nationale populaire (ANP).
L’impossible ou improbable installation ici brièvement décrite (œuvre que nous dénommerons en l’occurrence L’Algérie des « Gènes-héros ») susciterait trop d’interrogations ou controverses pour être exhibée au cœur d’une institution artistique où les thématiques d’exposition doivent d’abord obtenir l’aval des ministères des Moudjahidine et/ou des Affaires religieuses. On comprend ainsi mieux pourquoi pullulent en Algérie les chromos post ou néo-orientalistes, règnent en maîtres absolus les opérateurs d’imageries désamorcées des nécessaires interpellations critiques.
Annexe et partie agissante d’une idéologie entièrement axée sur la valorisation atavique du patrimoine, l’Agence algérienne pour le rayonnement culturel (AARC) suit de plus à la lettre la feuille de route dictée à la ministre des Arts et de la Culture dans le cadre du 60e anniversaire de la souveraineté nationale.
La missionnée Soraya Mouloudji s’appliquera dès lors à revivifier les croyances envers le « Peuple Héros », insistera la « Famille artistique » à s’imprégner des composantes de l’identité nationale, à « se préoccuper de la mémoire nationale et de la préservation des composantes de la nation algérienne » (Soraya Mouloudji, El Moudjahid, 16 sept. 2023). Or, il se trouve que le redressement moral via la valorisation du patrimoine est en France un des moteurs ou vecteurs idéologiques du Rassemblement national (RN), ex-Front sur ce point en parfaite accointance avec les partisans du parti de la « Nouvelle Algérie ». Bien que candidat sans étiquette à l’élection présidentielle de décembre 2019, le dorénavant chef de l’État Abdelmadjid Tebboune incarne aujourd’hui ce slogan « attrape tout », personnifie de plus les approches puritaines d’une mouvance antidémocratique et réactionnaire.
Ajournée à deux reprises (mai et juin 2023), sa visite à Paris n’a finalement pas eu lieu. Le premier locataire d’El Mouradia n’a donc pu prononcer (comme son prédécesseur en 2000) une allocation devant les députés de l’Assemblée nationale française, à fortiori face aux
88 élus de Marine Le Pen attachés comme lui à l’originalité intégrale de valeurs religieuses et nationales non spoliées par des cultures intruses.
Bien que sur les mêmes longueurs d’onde ontologiques et protectionnistes que le régime militaro-essentialiste répliquant sur la rive sud de la Méditerranée l’anti-cosmopolitisme notoire du Programme de Tripoli (Mai-juin 1962), les parlementaires étiquetés extrême droite n’auraient sûrement pas reconnu en Tebboune un des leurs, se seraient bien au contraire référés aux heureux développements de l’ « Algérie française », aux anachroniques réflexes de la « Nostalgérie ».
Les nostalgiques de la contrée héliotrope à jamais perdue n’en démordant toujours pas, ils justifient, par contrecoup involontaire, la ritualisation croissante des « gènes-héros », ces séquences de la martyrologie ambiante orchestrée lors de colloques culturo-historiques ou forums de la mémoire consacrés à la Guerre de Libération nationale. Les cérémonies magnétoscopes abondent en Algérie depuis au moins le 20 janvier 2020, jour où Benjamin Stora remettait à Emmanuel Macron le rapport sur « Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la Guerre d’Algérie ».
Parmi la trentaine de gestes significatifs préconisés par l’historien figuraient la commission « Mémoires et vérité », l’organisation d’importantes commémorations, l’édification à Amboise d’une stèle érigée en l’honneur de l’Émir Abd-el-Kader, la transformation en lieux de mémoire des camps d’internement du Larzac, de Saint-Maurice l’Ardoise, Thol et Valdenay, la reconnaissance par la France de sa responsabilité dans l’assassinat de Maurice Audin et d’Ali Boumendjel, la programmation de cours scolaires couvrant la Guerre d’Algérie, la baptisation de rues portant le patronyme de Français méritants, la panthéonisation de Gisèle Halimi, la création d’un « Guide des disparus », d’un mode d’identification des lieux d’exhumation des condamnées à mort et la constitution d’un premier fonds d’archives commun aux deux nations.
Faisant suite à l’accord conclu à Alger en août 2022 entre les présidents Tebboune et Macron, la première réunion de la commission mixte d’historiens algériens et français (cinq pour chaque groupe) dressera le mercredi 19 avril 2023 un inventaire des documents communément consultables, travaillera « sur l’histoire de l’Algérie contemporaine, pour mieux se comprendre et réconcilier les mémoires blessées (…) » (Communiqué de l’Élysée).
Aux yeux des décideurs algériens, la brochette de résolutions impulsées dans le souci d’extraire la France et l’Algérie de l’engluement mémoriel, de construire donc le convoité horizon partagé, ne doit pas éluder les incontournables excuses. Maintes fois réclamée, la
repentance fait selon eux partie intégrante et agissante d’un « Devoir de mémoire » à placer au même niveau d’entendement que celui accordé aux rescapés de la Shoah.
Du côté de l’intelligentsia juive œuvrant dans l’Hexagone, le parallèle demeure inenvisageable au nom justement de la spécificité historique de l’Holocauste. En son sein, se trouvent certains influenceurs cathodiques qui, penchant vers la thèse des bienfaits de la colonisation, se sont d’ailleurs rapprochés de la chaîne d’information en continu CNews, dorénavant connue pour être pro-algérianiste, pro-Zemmour ou pro-Le Pen.
Voilà pourquoi il semble impossible de sortir aujourd’hui en Algérie de la dialectique circulaire ou causalité en boucle embourbant les décantations introspectives ou lectures interactives.
Oser émettre dans ce pays une quelconque discordance au cœur du ronron ascétique ou du concert des louanges mielleuses proclamant l’éclosion de la supposée « Nouvelle Algérie », c’est voir débarquer chez soi les cagoulés de la police politique, c’est enclencher la riposte zélée des procureurs aux ordres, c’est devenir le souffre-douleur de la répression systémique. Obéir docilement, courber l’échine, brosser les poils dans le sens de l’aplatventrisme, suivre le codage génétique de la bienséance mémorielle, voilà les réquisits de la mise au pas orchestrée sur une partition patriotique teintée de martyrologies.
Porteur, le 04 juillet 2022, d’un message adressé par Emmanuel Macron à son homologue algérien Abdelmadjid Tebboune, et prié à ce titre d’assister au défilé du 60e anniversaire de l’İndépendance, l’émissaire spécial Benjamin Stora fut à son retour volontairement laissé en plan sur le tarmac de l’aéroport d’Alger.
Ordinairement à ranger au registre de l’anecdote, cette information est néanmoins à retenir tant elle renseigne sur le rôle tendancieux joué (sans doute malgré lui) par le pied-noir de Constantine. Plus celui-ci agit, plus reculent en Algérie les libertés démocratiques, plus s’exprime l’intransigeance d’un pouvoir militaro-industriel accordant son extrême intérêt à la contrition épidermique sur laquelle il ne cédera pas puisqu’elle reste pour lui un des
principaux gages de survie.
Enclenché en France dans l’espoir d’atténuer les rancœurs, de mettre à plat la somme des malentendus, l’engrenage mémoriel a facilité le détournement du Hirak régénérateur, a inhibé les rectifications hagiographiques voulues par les porteurs de portraits mobilisés chaque vendredi au sein de ses défilés (possiblement issus de la sécurité militaire, plusieurs s’étaient peut-être incrustés uniquement pour préparer les esprits à la hiérarchique relégitimation historique).
Le hold-up est d’autant plus dommageable qu’il a plombé les éventuelles décantations paradigmatiques, a renforcé le pré carré emblématique d’un État militaire recroquevillé sur
l’ADN d’un héritage révolutionnaire lui permettant de cultiver à outrance les génotypes du
Héros.
Saâdi-Leray Farid, sociologue de l’art et de la culture