Mardi 30 janvier 2018
L’anarchisme, ce quasi-inconnu en Algérie
Voici un livre dont le thème est très rarement évoqué en Algérie : « Eyes to the South : French Anarchists and Algeria » (Regards vers le Sud : Anarchistes français et Algérie). D’où l’importance de le signaler.
Dès le début, la dédicace du livre par l’auteur, David Porter, fournit son orientation :
« Ce livre est dédié aux Algériens qui ont courageusement combattu pour une société libre et égalitaire, depuis 1954 jusqu’à aujourd’hui, malgré la répression par les militaires et la police français puis algériens, la résistance des bureaucrates intéressés, les nouveaux riches de l’Algérie indépendante, les conceptions mortelles de zélotes religieux, et un patriarcat profondément ancré dans toutes ses diverses formes. Le livre est également dédié aux anarchistes français qui ont contribué aux combats algériens jusqu’au présent. » (1)
Justifions d’abord le titre du présent compte-rendu. David Porter expose les positions des divers courants anarchistes français sur et en Algérie, depuis 1954. Cependant, le texte est précédé par un chapitre intitulé « Arrière-plan historique de l’Algérie moderne : le contexte colonial et le mouvement anti-colonial » (2).
L’auteur donne des informations très peu connues en Algérie, pour ne pas dire ignorées, parce que… occultées. Le motif de cette méconnaissance est simple. Dans le pays, les informations étaient et demeurent contrôlées, filtrées et gérées par deux agents : d’une part, les institutions étatiques, d’autre part, une opposition de matrice l’une cléricale et l’autre marxiste ou marxisante. Pour tous ces agents, les conceptions anarchistes en particulier, et libertaires en général (dont font partie les théories et pratiques autogestionnaires) sont « cachées dans le placard » de toutes les manières possibles. Cette censure est faite au détriment de la vérité historique, mais au profit des visions qui partagent toutes la même caractéristique : hiérarchie sociale et autoritarisme politique. Les cléricaux le justifient par la « Volonté de Dieu », les étatistes par la « démocratie parlementaire », et les marxisants par la « nécessité d’un État centralisateur », présenté comme « démocratie populaire », étant donné le tragique ridicule manifesté par la « dictature du prolétariat ».
Le livre de David Porter comporte une très intéressante introduction. Elle informe sur la présence des théories anarchistes en Algérie depuis l’année du déclenchement de l’insurrection armée de 1954. Dans cette partie est notamment évoquée la figure de Mohamed Saïl (1894–1953) ; originaire de Kabylie, il fut un personnage représentatif de l’anarchisme algérien (3).
Le corps du texte comprend cinq parties : I. La guerre d’Algérie (1954–1962), nationalisme, violence et révolution ; II. Le régime de Ben Bella (1962–1965), idéal et réalité de l’autogestion des travailleurs ; III. Le régime de Boumédienne (1965–1978), socialisme étatique et Islam politique ; IV. Les régimes de Chadli, Boudiaf et Zéroual (1979–1999), Berbères et révoltes urbaines, libéralisation et guerre civile Militaire/Islamiste ; V. Le régime Boutéflika (1999-présent), résistance horizontale et pouvoir autoritaire.
Le texte se conclut par un exposé sur les aspects et personnes montrant les modalités d’existence de l’anarchisme en Algérie, l’ »histoire alternative » de l’Algérie par les anarchistes français, des réflexions sur le mouvement anarchiste français puis mondial.
C’est dire la richesse de contenu du livre de David Porter. L’originalité de son travail est celle-ci : contrairement à la grande majorité des productions sur l’histoire algérienne, l’auteur l’expose et l’analyse du point de vue du peuple exploité-dominé, en se focalisant sur les combats de celui-ci pour se libérer, de manière autonome, libre et solidaire.
David Porter écrit :
« Je considère également ce livre comme un moyen d’échanger en retour les cadeaux de prise de conscience que m’ont donné ceux qui luttaient courageusement pour la libération algérienne du colonialisme, ceux qui en Algérie se sont battus pour l’autogestion des travailleurs, et ceux du mouvement anarchiste plus généralement. » (4)
L’auteur énumère et analyse les positions des divers courants anarchistes concernant la guerre de libération nationale. En voici le résumé :
« Alors que toutes les branches du mouvement anarchiste s’opposent par définition au colonialisme français comme raciste, répressif et exploiteur, des différences significatives émergent sur les questions cruciales de « libération nationale », de violence révolutionnaire et de collaboration avec les forces hiérarchiques ou étatiques. Ces différences ont, à leur tour, des implications directes sur la nature et le niveau de soutien positif offert à la révolution algérienne. Néanmoins, les anarchistes étaient unis pour s’opposer aux politiques gouvernementales françaises de répression massive et de conscription militaire. » (5)
Certains anarchistes se méfièrent à cause de l’aspect nationaliste de la guerre de libération ; elle tendait à produire une nouvelle oligarchie indigène, forme inédite d’oppression du peuple, utilisé uniquement comme masse de manœuvre, bras armé. L’histoire, hélas !, leur a donné raison.
D’autres exprimaient un « soutien critique » ; il se manifestait par des formes de solidarité concrète, tout en maintenant les distances idéologiques par rapport à l’aspect hiérarchique-totalitaire du parti guidant la lutte armée algérienne, le F.L.N. (Front de Libération Nationale).
Une autre partie choisit de collaborer complètement avec les nationalistes algériens. Dans ce cas, étant donné le caractère hégémonique et totalitaire du F.L.N., ces anarchistes mettaient de coté leurs « identité politique » spécifique. Parmi ces derniers, le plus représentatif fut Serge Michel, dont tout le parcours est relaté.
Les lectrices et lecteurs algérien-ne-s seront intéressé-e-s en particulier par certaines parties.
1. L’autogestion ouvrière et paysanne.
La première partie concerne ce qui semble avoir été presque totalement occulté, considérée comme ante-historique, totalement négligeable, archaïque : c’est l’expérience d’autogestion ouvrière et paysanne.
David Porter déclare :
« À ce moment-là, à la fin des années 60, la dynamique politique et culturelle en Amérique du Nord et ailleurs ne pouvait qu’amplifier mon intérêt et ma compréhension de l’anarchisme, d’abord stimulé par ma découverte de l’autogestion algérienne. » (6)
Et dire qu’il y a une personnalité politique algérienne actuelle qui, interrogée publiquement par moi sur cet aspect, n’a pas considéré important de répondre publiquement.
Pour les personnes qui l’ignorent, l’autogestion par les travailleurs eut lieu juste après l’indépendance. Des usines et des fermes furent abandonnées par leurs propriétaires et cadres techniques, d’une part ; d’autre part, l’État algérien, sa bureaucratie et sa technocratie n’existaient pas encore. Alors, les travailleurs des entreprises industrielles et agricoles ont spontanément, librement et solidairement pris en main les entreprises. Non seulement, ils furent capables d’assurer la production comme par le passé, mais elle fut améliorée. Il ne s’agissait pas de miracle : comme, auparavant, en Russie révolutionnaire (1917-1921), et en Espagne révolutionnaire (1936-1939), quand des travailleurs agissent de manière réellement libres, ils sont solidaires ; cette situation particulière leur permet d’améliorer nettement les performances en matière productive par rapport à l’époque où ils sont de simples salariés exploités. N’est-ce pas d’une logique humaine élémentaire ?
Et, comme en Russie, puis en Espagne, les forces autoritaires (bolchevique dans le premier cas, fasciste-cléricale et stalinienne dans le second), à peine deviennent-elles fortes, éliminent dans le sang l’autogestion des travailleurs, avec des résultats dans la production économique nettement moins positifs. En Algérie, l’élimination de l’autogestion s’est limitée à recourir à des décrets étatiques présentés comme « socialistes », selon le principe : embrasser pour étouffer.
2. L’insurrection autogérée du printemps 2001
L’autre partie qui intéressera particulièrement les lectrices et lecteurs algérien-ne-s concerne la révolte citoyenne qui eut lieu à cette date. Bien qu’événement plus récent par rapport à l’autogestion post-indépendance, le mouvement de 2001 est occulté, du moins dans sa signification sociale fondamentale.
Comme on le sait, ce mouvement prit naissance en Kabylie, s’efforça de s’étaler à l’ensemble du pays, pour finir par être contraint de se replier dans la région de sa naissance.
Comme l’autogestion après indépendance, ce mouvement social, lui aussi, s’est caractérisé par l’initiative autonome des citoyens libres et solidaires. Les jeunes y jouèrent un rôle fondamental.
La différence avec l’autogestion post-indépendance est à noter. L’insurrection sociale de 2001 s’activa en dehors et même contre tous les partis politiques, sans aucune exception, et contesta un État déjà constitué, dans sa politique autoritaire et anti-populaire.
Et, contrairement à l’autogestion post-indépendance, le mouvement de 2001 était assez fort pour ne pas être éliminé par des décrets étatiques. Il a fallu la répression armée de la gendarmerie : plus de cent morts et des milliers de blessés. Cela est arrivé dans une république officiellement nommée « démocratique et populaire ».
3. Adversaires et motifs des calomnies
L’expérience autogestionnaire post-indépendance, comme le mouvement social de 2001 furent tous les deux l’objet de tentatives de manipulation par la propagande étatique, de récupération par les partis politiques officiels comme d’opposition.
L’autogestion ouvrière et paysanne fut taxée de « désordre », d’ « anarchie ».
En fait, là où il y eut désordre, David Porter montre, preuves à l’appui, qu’il provenait uniquement des détenteurs de l’État, des bureaucrates étatiques et des propriétaires privés, tous menacés de perdre leurs privilèges, en cas de succès général et définitif de l’autogestion.
Quant au mouvement social de 2001, il fut étiqueté comme « ethnique », « identitaire », « régionaliste », « kabyle », « sécessionniste », etc.
Il est vrai que les aspects identitaires étaient présents. Mais les revendications, publiquement déclarées par les contestataires, intégraient ces aspects spécifiques dans le cadre général et fondamental d’un rejet du système étatique autoritaire. La volonté des révoltés exigeait une société réellement démocratique, seule manière de résoudre positivement les problèmes identitaires, en trouvant des solutions aux problèmes socio-économico-politiques qui en étaient les causes.
David Porter, documents à l’appui, met en évidence le caractère essentiellement autogestionnaire, libre et solidaire de ces deux moments historiques. Ils sont les deux événements les plus significatifs de l’Algérie indépendante, parce que le peuple opprimé en fut l’unique protagoniste, contre toute forme d’autoritarisme, étatique ou de partis politiques. De la part de ces derniers, on comprend aisément, alors, le dénigrement et l’occultation de ces deux moments où le peuple prit en main son propre destin.
3. Peuple victime
L’autre fait historique significatif de l’histoire de l’Algérie indépendante est la tragédie qui dura plus que les dix années 1990-2000. Au contraire des deux événements historiques, auparavant évoqués, dans cette troisième période, le peuple fut essentiellement manipulé et victime. Là, aussi, l’exposé de David Porter est documenté, objectif, analytique, clair.
4. Horizontale contre verticale
La dernière partie du livre intéressera, aussi, d’une manière particulière les Algérien-ne-s. Son intitulé donne l’idée de son contenu et de son orientation : « résistance horizontale et pouvoir autoritaire ».
Cette partie est d’autant plus importante à lire que toutes les voix qui se font actuellement connaître, pour un changement « démocratique » en Algérie, ignorent substantiellement l’horizontalité. Ces voix ne considèrent que des personnalités au sein des institutions étatiques, ou des dirigeants de partis politiques. Quant aux appels génériques aux « citoyens », ils ne vont jamais jusqu’à parler d’organisations autonomes, de base, libres et solidaires, pour mettre fin à un système hiérarchique et autoritaire, au bénéfice d’un autre, authentiquement démocratique. En particulier, ces appels n’évoquent jamais l’autogestion citoyenne ; ils ne rappellent jamais les expériences exemplaires que furent l’autogestion ouvrière et paysanne ou le mouvement du printemps 2001. Tout au plus, on constate l’organisation de colloques d’ « experts », en Algérie ou en France. Pourtant, ces deux mouvements ont montré de manière indiscutable la capacité du peuple à auto-gérer l’activité sociale.
Il est, toutefois, compréhensible qu’une mentalité autoritaire ne peut pas concevoir un peuple capable de s’auto-gérer, même quand il a démontré efficacement le contraire. Comme dit le proverbe populaire algérien : « Ma’za, wa laou târat ! » (C’est une chèvre, même si elle vole !)
Comme dans son premier livre, dont il fut rendu compte, ce second ouvrage de David Porter se distingue par l’importance, la richesse et la pertinence de la documentation, la clarté de l’exposé, la finesse de l’analyse objective, les explications et notes clarificatrices, permettant d’approfondir les thèmes abordés. Notons que l’auteur séjourna à Alger en 1965-1966, précisément à l’Institut d’Études de Gestion et de Planification (7).
Il reste, cependant, extrêmement regrettable que cet ouvrage, publié en anglais en 2011, n’ait pas trouvé encore d’éditeur en Algérie (ou en France) pour une traduction. Espérons avoir montré qu’une telle édition serait de la plus grande utilité, et rencontrera l’intérêt de beaucoup de personnes, des deux cotés de la Méditerranée.
K. N.
Courriel : kad-n@email.com
Notes
(1) « This book is dedicated to those Algerians who courageously fought for an egalitarian and free society from 1954 to the present despite repression by French and Algerian militaries and police, the resistance of self-serving bureaucrats and nouveaux-riches of independent Algeria, the deadly designs of religious zealots and a deeply entrenched patriarchy in all its various forms. The book is dedicated as well to French anarchists who supported those Algerian struggles to the present. »
(2) « Historical Background of Modern Algeria : The Colonial Context and theAnti-colonial Movement »
(3) Une contribution prochaine le concernera en détail.
(4) « I also consider this book a means for reciprocating those gifts of consciousness given to me by those who courageously struggled for Algerian liberation from colonialism, those in Algeria who fought for genuine workers’ self-management, and those in the anarchist movement more generally. »
(5) « While all branches of the anarchist movement by definition opposed French colonialism as racist, repressive, and exploitative, significant differences emerged concerning the critical issues of “national liberation,” revolutionary violence, and collaboration with hierarchical or statist forces. These differences, in turn, had direct implications for the nature and level of positive support offered to the Algerian revolution. Nevertheless, anarchists were united in opposing French government policies of massive repression and military conscription. »
(6) « At that moment, in the late ’60s, the political and cultural dynamics at play in North America and elsewhere could not help but vastly increase my interest in and understanding of anarchism, first stimulated by my exposure to Algerian autogestion. From that point to the present, my learnings from anarchists and anarchism have greatly expanded. »
(7) Une prochaine interview avec l’auteur fournira davantage d’information sur son activité en Algérie, et les leçons qu’il en a tirées.
Eyes to the South : French Anarchists and Algeria
written and translated by David Porter, AK Press 2011 (Oakland, Edinburgh, Baltimore).
Présentation ici : https://www.akpress.org/eyestothesouth.html