Le 5 juillet 2025. Soixante-trois ans après l’indépendance. Et si ce n’était plus un anniversaire qu’on célébrait, mais un aveu qu’on dissimulait ? Soixante-trois années pour apprendre à devenir libres, et toujours ce même trouble, ce même silence au fond du regard collectif.

Comme si l’histoire nous avait légué non pas la souveraineté, mais son simulacre, non pas l’indépendance, mais le fardeau d’en porter le nom sans jamais en posséder l’usage. Il est peut-être temps, oui, que les Algériens sachent quoi faire de leur indépendance. Non plus comme un legs figé dans le marbre des mausolées, mais comme un souffle à rallumer, à repenser, à incarner.

Car une indépendance sans projet, sans vision, sans conscience, finit toujours par ressembler à une nouvelle forme de soumission, à l’ignorance, à la corruption, à la peur, à l’ennui. Il ne s’agit plus seulement de se souvenir, mais de comprendre que l’indépendance est une responsabilité en devenir. Créer une nation n’est pas ériger des frontières ni rédiger des constitutions, mais faire surgir un esprit.

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Un esprit capable de se penser lui-même, de se regarder sans complaisance, de se projeter sans illusion. Hannah Arendt disait que « la liberté ne précède pas l’action mais qu’elle naît de l’action elle-même ». Et l’histoire ne pardonne pas aux peuples qui vivent dans l’après sans se projeter dans l’au-delà.

Le colonialisme a quitté nos ports, mais sa structure mentale, ses automatismes, ses hiérarchies informes, nous les avons parfois réinternalisés jusqu’au vertige. La mémoire des martyrs est invoquée comme un bouclier, alors qu’elle devrait être une invitation au dépassement, une interrogation permanente sur notre inaccomplissement.

Le 5 juillet ne devrait pas être un rituel de plus, mais une fracture vive, une blessure qui nous oblige à rouvrir les livres qu’on a fermés trop vite, à relire Ibn Khaldoun, Frantz Fanon, Malek Bennabi, Jacques Berque, Edward Said, et à réécouter nos grands révolutionnaires Slimane Amirat, Aït Ahmed, Boudiaf entre autres, à nous demander avec sérieux ce que signifie être libre dans un monde où les désirs, les langues et les imaginaires sont eux aussi colonisés.

Peut-être que le véritable mode d’emploi de l’indépendance commence avec le courage de se désengager du mimétisme, d’opposer à la fierté vocale une élévation intérieure, de préférer à la répétition des mythes une pensée nouvelle, post-libératoire, post-victimaire, libre de toute assignation.

Soixante-trois ans plus tard, le peuple algérien ne doit plus seulement se souvenir qu’il est né libre. Il doit commencer à se créer. Non pas en miroir du passé, mais en projection d’un avenir à bâtir. « Ce n’est pas le passé qui nous éclaire, disait Paul Valéry, c’est nous qui éclairons le passé ».

Et c’est là, précisément, que le politique touche au sacré. Car toute vraie indépendance est d’abord une libération intérieure. On peut briser les chaînes du corps sans jamais libérer l’esprit. Et qu’est-ce qu’un peuple indépendant si son cœur reste captif de la peur, du doute, de la haine de soi, s’il continue de mendier la reconnaissance du monde, s’il se définit toujours par ce qu’il a subi et non par ce qu’il aspire à devenir ? Il faut alors aller plus haut, vers ce que les anciens appelaient le combat de l’âme, cette lutte intime de l’être contre sa propre dérive, car l’indépendance véritable est moins une conquête qu’une élévation, une réconciliation profonde avec notre axe invisible.

Elle ne consiste pas simplement à être maître de son sol, mais à devenir responsable de son orientation, de sa lucidité, de sa force à tenir debout face au monde.

Elle exige une restauration de la verticalité intérieure, cette droiture intime qui rend possible l’unité morale d’un peuple au-delà de ses blessures. Une « fitra » collective, cette innéité enfouie sous des couches de traumatismes, de slogans et de renoncements, attend encore d’être réveillée. La colonisation n’a pas seulement volé la terre, elle a fissuré la dignité du regard que l’Algérien portait sur lui-même. Elle a détruit cette droiture, elle a disloqué l’être. Et c’est cette verticalité qu’il faut maintenant reconquérir. Non plus par les armes, mais par l’esprit. Nietzsche disait que « le ressentiment naît de l’incapacité à créer ». Or qu’avons-nous fait de cette liberté ? Nous avons remplacé la conscience par la servilité, le courage par le confort, la lucidité par la langue de bois.

Nous avons pris la victoire pour un aboutissement, alors qu’elle n’était qu’un commencement. Nous avons trop regardé le sang versé et pas assez la lumière à bâtir. L’Algérie n’a pas besoin d’un nouveau gouvernement. Elle a besoin d’un nouveau verbe. Une parole qui ressuscite, qui unit, qui élève. Camus disait que « la véritable générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent ». Peut-être faut-il dire les choses crûment. Nous ne sommes pas encore nés symboliquement. Nous existons, oui, mais nous ne rayonnons pas.

Nous existons, oui, mais nous ne rayonnons pas. Nous survivons, mais nous ne nous signifions pas. Un peuple qui ne prie pas pour sa propre vérité ne la trouvera jamais dans les urnes. Il faut que le peuple algérien redevienne présence, non pas soumission, mais élévation. Non pas passéisme, mais invocation de l’avenir. Et peut-être qu’un jour, un 5 juillet à venir, un enfant algérien dira non pas nous avons été libérés, mais plutôt nous nous sommes enfin créés.

Rachid Mohamed Cherfaoui

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