21 novembre 2024
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« Le colonel ne dort pas », un roman impressionniste d’Emilienne Malfatto

Dans un roman impressionniste, Emilienne Malfatto dessine avec acuité les pires horreurs de la guerre. Une peinture universelle des démons qui rongent l’humain.

Après avoir reçu le Goncourt du premier roman en 2021 avec Que sur toi se lamente le Tigre, le récit de la dernière journée d’une jeune Irakienne avant son exécution par son frère, Emilienne Malfatto publie Le colonel ne dort pas, un roman glaçant sur le quotidien dans un pays en guerre d’un « spécialiste de l’interrogatoire ». Il paraît le 19 août aux Editions du sous-sol.

L’histoire : dans un pays en guerre –il n’est jamais nommé- un colonel effectue méthodiquement sa tâche dans le cercle de lumière d’une pièce en sous-sol : torturer des hommes pour les faire avouer. Le colonel est un « spécialiste », le meilleur dans son domaine. Mais la nuit, le colonel ne dort pas. Il est hanté par ceux qu’il appelle ses « Hommes-poissons », tous ceux qu’il a tués « il y a dix ans, ou dix jours, ou ce matin ».

Un jeune ordonnance assiste tous les jours, dans l’ombre, aux séances de torture. Il sent au moindre geste, au moindre signe, l’humeur du colonel. Pendant que le tortionnaire « coupe, taille, sectionne des heures durant », le jeune homme pense aux filles du village, ou encore « se récite intérieurement les lettres de sa mère qu’il a reçues depuis son arrivée ». Il désapprouve ce qui se passe dans le cercle de lumière mais « n’envisage à aucun moment de demander une réaffectation ».

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« En cette période de reconquête, rares sont ceux qui osent réclamer un changement, protester. Les fous qui s’y risquent ne durent pas longtemps et l’ordonnance est, au fond, un lâche qui tient à la vie. Même si de plus en plus, il a l’impression d’avoir déjà trop vécu. »

« Le colonel ne dort jamais »

Page 55

Et puis le temps passant, « il y a de moins en moins d’hommes à transformer en choses ». Les nouvelles de l’extérieur se raréfient. Personne ne sait plus très bien où en est la « Reconquête », le Palais, déserté, prend l’eau et le général, obnubilé par les fuites dans le plafond, a perdu la raison…

Brouillard

Le récit, une narration classique, alterne avec la voix intérieure du colonel, comme un long chant déployé en italique avec des retours à la ligne. Ce monologue intérieur raconte les nuits sans sommeil, et la lutte contre l’assaut des « Hommes-poissons », ses anciennes victimes qui viennent hanter le colonel.

En ne nommant ni les personnages, ni les lieux, ni le temps, ni l’ennemi, la romancière fait une peinture universelle de la guerre. Comme dans un décor de théâtre esquissé par petites touches, un huis-clos coupé de la réalité où se déchaîne le pire des hommes, la romancière met évidence l’absurdité de la guerre, qui au-delà de ses buts, ouvre des brèches dans la folie des hommes. Ainsi même si la « Reconquête » ressemble à un concept vidé de sens, le colonel continue à accomplir sa macabre mission, avec « professionnalisme », avec zèle, jusqu’à épuisement.

Avec ce roman impressionniste, Emilienne Malfatto réussit paradoxalement à dessiner avec une netteté rarement égalée la barbarie de la guerre. Car si le décor est nébuleux, les visages flous, la romancière entre au microscope dans l’intériorité de ses personnages, dans leur noirceur, dans leurs lâchetés, traçant des contours bien nets à leurs retranchements les plus intimes. Elle fait ainsi surgir d’une atmosphère de brouillard, presque atone, presque surréaliste, avec une incroyable acuité, avec un réalisme glaçant, les horreurs de la guerre, révélant une part de la vérité ultime de l’homme.

On pense au Désert des Tartares du romancier italien Dino Buzzati, lui aussi journaliste et reporter de guerre, comme Emilienne Malfatto, Prix Albert Londres en 2021 pour Les serpents viendront pour toi : une histoire colombienne.

Avec Francetvinfo

Le colonel ne dort pas, d’Emilienne Malfatto (Editions du sous-sol, 112 pages, 16 €)

Extrait :

« Le colonel arrive un matin froid et ce jour-là il commence à pleuvoir. C’est cette époque de l’année où l’univers se fond en monochrome. Gris le ciel bas, gris les hommes, grise la Ville et les ruines, gris le grand fleuve à la course lente. Le colonel arrive un matin et semble émerger de la brume, il est lui-même si gris qu’on croirait un amas de particules décolorées, de cendres, comme s’il avait été enfanté par ce monde privé de soleil. On dirait un fantôme, pense le planton de garde en le voyant descendre de la jeep. Et l’ordonnance se met au garde-à-vous et se dit que le colonel ressemble à ces hommes qui n’ont plus de lumière au fond des yeux et qu’il croise parfois depuis qu’il est à la guerre. Seul son béret rouge rappelle que les couleurs n’ont pas disparu. » (Le colonel ne dort pas, page 15)

 

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