C’est étonnant combien ce qui vous paraissait agaçant et que vous n’arrêtiez pas de dénoncer et de critiquer, les décennies vous font voir cet instant de cauchemar en une péripétie à jamais gravée dans votre mémoire, avec nostalgie et sympathie.
Le progrès est injuste envers notre brave douanier, il a été remplacé par un vulgaire scanner qui aurait du mal à distinguer un stylo d’une brosse à dents.
Le scanner a tué le moment si poétique du coup de craie du douanier algérien. Une pépinière d’artistes qu’était cette fonction. Il y a celui qui était agacé par ce travail si répétitif qu’il paraphait d’un trait unique rapide. Il y a celui qui faisait preuve d’une plus grande attention à son geste, ce sera une croix.
Puis il y a le virtuose du coup de craie. Celui qui prépare sa main, comme le faisait le geste de l’instituteur d’autrefois. Il mime d’abord le rond du premier geste, celui de la boucle qui fait le charme des lettrines (première lettre en majuscule, plus grande que les autres, mise en forme et en couleurs). Puis il dessine son œuvre avec élégance.
Enfin, plus rare, celui qui inscrit ce qui semblait être des initiales. Celui-là veut marquer l’instant de son sceau personnel comme les architectes apposaient leur nom sur les frontons des portes des édifices publics.
Vous mettiez ensuite trois jours pour effacer le chef-d’œuvre gravé sur votre valise. Nous n’étions plus à la valise en carton et pas encore à la valise moderne qui permettent d’effacer la création plus facilement. Si des archéologues retrouvaient ma valise après des milliers d’années, ils pourraient, comme pour les œuvres des grands peintres, mettre au jour les couches progressives de craie, accumulées sur le tissu de la valise.
Plus tard je prendrai connaissance d’un usurpateur, Henri Rousseau, un peintre devenu célèbre qu’on appelait « Le douanier Rousseau » (par son métier de contrôleur de je ne sais plus de quoi). C’était un peintre de l’art naïf, c’est vrai qu’il l’était en prétendant rivaliser avec nos artistes nationaux de l’art à la craie.
Votre instant arrive et l’œil du gendarme des frontières se durcit. Il vous scrute, vous dévisage et son regard semble vous avertir « mon pauvre jeune homme, si tu crois me berner avec des habits neufs que tu as froissés et auxquels tu a enlevé les étiquettes !». Et l’expertise commence.
C’est d’abord son regard général qui prépare l’exploration. Puis la main expérimentée plonge dans la pile des vêtements. Rien ne lui échapperait, pas même une toute petite chose pour laquelle vous avez pendant dix jours recherché le comment du camouflage. C’était une grande prétention du jeune homme car l’expertise du douanier totalisait le triple de votre âge si ce n’est plus. Ma seule expérience de délit était d’avoir chapardé la plaquette de chocolat dissimulée au fond du tiroir.
Puis il tient l’arme du crime, un jean qui devait épater tout le quartier, la famille et les filles. Il le prend dans ses mains, le déplie et réfléchit. Tout allait se jouer à cet instant fatal, quel sera le verdict ?
Il durait probablement quelques secondes mais pour le jeune homme que j’étais, je me demandais si les scientifiques ne s’étaient pas trompés sur l’évaluation de la minute astronomique. La caméra du réalisateur aurait fait un zoom sur mon visage qu’elle y aurait vu la terreur et le médecin, un pic de tension qui exploserait les artères. Que va-t-il décider ?
Va-t-il lever le pouce de Néron pour la libération ou va-t-il le baisser pour la condamnation ? Mes chers amis, c’était pire que l’attente des résultats de l’examen de sixième ou du baccalauréat qui étaient diffusés à la radio et qu’il fallait attendre des heures pour avoir la joie d’entendre son nom. Vous vous imaginez du stress lorsque ce nom débutait par un « s » comme le mien, aussi lointain que la traversée de la mer. Ou c’était peut-être plus tard sur le journal ? Il fallait dans ce cas juste tourner cinq pages.
Quelle retombée d’adrénaline lorsque le pouce de Néron pointait vers le bas. Il vous prie d’accélérer, d’autres candidats à la torture faisaient la queue. Peut-être aura-t-il plus de chance d’y trouver les produits interdits d’une liste qui faisait autant de pages que l’énumération des fonctions de l’inspecteur Tahar.
L’art du coup de crayon n’est plus et la valise est maintenant aussi coûteuse, prétentieuse et ostentatoire que la parure d’or des femmes pendant le mariage de la cousine. Elle a désormais des roulettes mais n’allez pas avoir un mauvais esprit en les rapprochant du verbe correspondant.
Rien à déclarer, jeune homme ? Non, juste un peu de nostalgie de ne plus jamais pouvoir passer ce moment avec vous. On m’a dit que l’aéroport a été beaucoup modernisé. J’en suis ravi mais il n’y aura plus jamais votre présence, remplacée par un scanner qui ne se présente même plus à vous avec la solennité du costume. Il paraît même qu’il tombe parfois en panne, aucune résistance au travail comme l’avait eu mon brave douanier d’autrefois.
Rendez aux algériens l’artiste du coup de craie !
Boumediene Sid Lakhdar