Qu’est-donc devenu le pistolet ? Côté officiel, on n’en sait rien. Mais côté officieux, nous avions notre idée. L’arme n’a pas pu être dérobée de la chambre. Ce jeudi après-midi, Mokrane faisait juste semblant de l’avoir perdue chez nous, car il est impossible qu’il sorte et laisse son arme sans surveillance. Cela ne lui était jamais arrivé auparavant, alors pourquoi ce jeudi-là ?
À chaque fois qu’il nous la confiait, il insistait sur cette mission importante et nous poussait à la vigilance : – « C’est toute ma vie que vous avez entre les mains », nous disait-il, bien souvent.
La version la plus plausible est celle que nous avons évoqué plus haut. Combien de fois n’avons-nous pas surpris Mokrane pimpant, habillé en civil, sortir le soir avec son pistolet accroché à la ceinture comme un cowboy ! Un moment d’inattention, ou de rixe, pendant lequel de petits malins lui auraient subtilisé son arme n’est pas à exclure. D’autant que, nous l’avons vu, Mokrane aimait bien se laisser griser. En ces temps-là, la vie nocturne dans la Capitale n’avait rien à envier à celle des grandes villes européennes. Les adultes s’amusaient comme à Ibiza !
Quant à Mourad, son frère ; le bougre, il n’a pas le profil de l’emploi. Il est impossible qu’il soit mêlé de près ou de loin à la disparition du revolver. Que pouvait-il en faire avec son look angélique à ne pas faire de mal à une mouche ? D’ailleurs, par la suite, il passait son temps à ressasser qu’il était innocent. Mais cette histoire l’a fortement marqué. Au point où il se prend d’une véritable appréhension pour la Capitale. Il est carrément reparti vivre chez lui, dans son village d’origine perché sur les hauteurs de la majestueuse Kabylie, loin des tracas d’une ville de tous les dangers. En compagnie des chèvres, des moutons, des oiseaux et des papillons, s’aimait-il à dire.
Pour ma part, cette histoire m’a immunisé contre la police. En ces temps-là, certains « gardiens de la paix » étaient de véritables gredins. D’ailleurs, un jour, du côté de la rue Bab Azzoun, j’avais assisté à une scène invraisemblable. Vous vous souvenez du policier qui n’avait pas hésité à me tabasser dans les locaux du commissariat central ? Eh bien, figurez-vous que je l’avais surpris en train de se moquer et d’agresser verbalement et physiquement un pauvre bougre qui faisait la manche. Il prenait un malin plaisir à ricaner comme un idiot quand le pauvre mendiant se plaignait et le suppliait de cesser ces gestes et ces paroles mal placées. Un véritable almanach de gros mots sur fond d’une indicible cruauté.
Vulgarité, contenances déplacées, truandisme, brutalité, violence sans limite…voilà les ingrédients de comportement de certains agents de la police dans la nouvelle république ! Seules quelques rares exceptions sauvaient l’honneur d’un corps de métier où le terme intégrité ne devrait pas être un vain mot. Le plus inquiétant est que les choses ne semblent pas avoir évolué sinon dans le mauvais sens.
Pendant ma petite jeunesse, en cette période du mouvement hippie et « flower power » qui avait pour épicentre la Californie, et particulièrement la ville de San Francisco, j’avais été poursuivi par un policier qui donnait la chasse à tout jeune en cheveux longs. C’était du temps où le terme djounoud d’Allah est apparu pour la première fois à Alger pour qualifier ces policiers zélés qui se croyaient investis d’une mission divine avant même que les partis islamistes qui ont mis le pays à feu et à sang pendant plus de dix ans ne se manifestent. C’est dire que dès le début de l’indépendance, les choses étaient mal parties pour notre pays ! J’avais semé mon poursuivant très vite dans les ruelles de la basse Casbah.
On nous accusait de tous les torts. Il semble que ça soit Boumediene en personne qui somma le corps de Police de cesser ces agissements ridicules. C’est bien l’une des rares décisions positives de ce patibulaire colonel des frontières, à l’origine de nos déboires.
Une autre fois, j’avais été pourchassé par un policier qui voulait me confisquer des illustrés que je troquais sous les arcades du cinéma l’Odéon de la rue de Chartres. On nous interdisait jusqu’à ces échanges culturels, aux risques de tout nous confisquer. Comme le précédent, j’avais réussi à le semer rapidement.
Voilà les principales missions des policiers, en ces temps-là : traquer du jeune et de l’adolescent pendant que les malfrats, les trafiquants, les truands en tous genres circulaient en toute liberté.
Du temps de Ben Bella, il se disait que notre cher président imitait la manière de faire de Haroun Rachid. Il sortait la nuit, pistolet bien dissimulé sous son veston et parcourait seul les rues d’Alger à la rencontre d’éventuels vagabonds venus d’ailleurs et pour s’enquérir de la quiétude du bon citoyen, et surtout pour jauger sa popularité, comme le faisait Haroun Rachid, des siècles auparavant. La rumeur ne dit pas si Ben Bella avait fait des mauvaises rencontres ou pas. Et Dieu sait qu’en ces temps-là, notre Capitale était chargée de gangsters qui opéraient la nuit. Mais la police était occupée à traquer des ivrognes inoffensifs pour les ramener sur le droit chemin de la charia.
Plus de soixante ans après, les choses n’ont fait qu’empirer. L’insécurité règne partout dans le pays. Chaque jour, du lundi au dimanche, les rues d’Alger sont désertées dès que la nuit commence à s’installer. Seules les fantomatiques silhouettes en djellabas immaculées osent encore se rendre en groupes compacts à la mosquée tard le soir et tôt le matin, quand l’appel à la prière résonne dans le ciel pour déranger hommes, femmes et enfants, jeunes ou vieux !
Quelle est belle notre indépendance, arrachée par nos aînés sans Diables ni Dieux !
FIN
Kacem Madani