Le coupable idéal (II)

Ne me quittant pas des yeux, l’enquêteur se lève, se rapproche de moi, me saisit fermement par le bras et m’ordonne :

– Viens par ici toi, on va s’expliquer à côté !

De force, il m’entraîne dans un bureau mitoyen inoccupé. À peine le pas de porte franchi qu’il m’assène un coup de poing au corps si violent que je pousse un râle de douleur. Je perds l’équilibre pour me retrouver étalé par terre.

– Debout ya oulid lehram ! (Enfant illicite ! Une insulte des plus humiliantes en Algérie. C’est carrément l’équivalent de fils de p…), où as-tu caché le pistolet ?

Je me relève péniblement et réponds :

– Je n’ai rien caché du tout, il ne me l’a pas remis pour le garder ! Ce qu’il fait d’habitude !

Ma réponse ne lui plaisant pas et s’attendant certainement à des aveux immédiats, il m’agrippe à nouveau, me maintient fortement de la main gauche tout en me rouant de coups de poings violents et sans ménagement de la droite sur le ventre et le thorax en hurlant comme un fou :

– Où est le pistolet ya oulid lehram ? Tu vas me le dire ou je te casse en deux !

– Mais je n’en sais rien ! réaffirmai-je, un flot de larmes accompagnant des cris de douleurs de plus en plus insupportables.

Voyant que je ne tarderais pas à tomber dans les pommes, il lâche enfin prise, m’abandonnant à mes râles et mes pleurs. Il sort et rajoute :

– Tu finiras bien par avouer ya kelb ! (Chien) hurle-t-il.

– Je viens juste de perdre mon père ! Il a participé à la libération du pays et vous, vous me faites subir la torture ! me crus-je obligé de rajouter espérant l’amadouer. Mais autant chercher à apprivoiser un chien enragé ! Avant de fermer la porte derrière lui, il me jette un regard rempli de mépris. Un de ces regards qui transpirent toute la haine de la Terre.

À l’autre pièce, j’entendais Mourad hurler aussi. On lui faisait subir le même sort, de façon encore plus violente. Étant adulte, il méritait une raclée supérieure pour le pousser à avouer, selon la rhétorique de ces apprentis enquêteurs. Mourad ne tarde pas à tomber dans le coma. Il y avait de quoi, n’eut-été mon âge, j’aurais subi le même sort.

Nous étions en 1967, cinq ans après l’indépendance, on a remplacé les fonctionnaires de l’État colonial, à peu près par n’importe qui. Un personnel non qualifié qui se donnait tous les droits sur une populace assommée par sept années de guerre, de drames et de sacrifices en tous genres.

Seuls les soldats de l’armée de l’extérieur qui avaient envahi le pays et confisqué le pouvoir après le départ des roumis avaient gardé un peu d’énergie, terrés le long des frontières marocaines et tunisiennes en attendant patiemment la cueillette d’un fruit mûr. Ce sont ceux-là qui se sont rués sur le butin de guerre, parmi lesquels les postes laissés vacants par les roumis.

Ainsi débuta l’indépendance de l’Algérie : n’importe qui s’occupant de n’importe quoi ! Plus de soixante ans après, c’est quasiment le même schéma.

Aujourd’hui on voit bien le résultat : une dictature militaire à visage civil qui ne s’encombre plus de la moindre retenue pour se montrer au grand jour, comme pour mieux nous signifier avec morgue : «Que vous le vouliez ou pas, les maîtres du pays, c’est nous ! »

Pour une simple inauguration d’édifice, d’école ou de monument, le général en chef de l’armée accompagne notre cher président pour couper le ruban et se répartir l’effort de cisaillement…

À suivre

Kacem Madani

Pour lire la première partie :

Le coupable idéal